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« Cherbourg, port de vitesse » (Le Figaro)

De Wikimanche

Cherbourg, port de vitesse est le titre d'un article publié le 3 novembre 1924 par le quotidien Le Figaro dans la rubrique « Les grandes enquêtes du Figaro économique » de son supplément économique.

« L'histoire de Cherbourg est une des plus jolies pages de notre histoire nationale. Elle montre un des aspects du génie des hommes de France qui ont entrepris les travaux par lesquels un petit port entravé dans l'estuaire d'un cours d'eau, la Divette, est devenu un magnifique port offrant à l'abri de sa digue une rade de 1 500 hectares.

Balzac a pu écrire, dans une lettre adressée à Mme de Berny, le 30 juillet 1822 : “Je ne vous ai pas raconté mon voyage de Cherbourg, qui, certes, est bien digne d'une belle lettre, je dis belle, par les travaux dont il serait parlé. Ces travaux sont la plus belle conquête des hommes, le nec plus ultra des constructions humaines, et jamais les Romains n'ont rien fait d'aussi étonnant. Les pyramides d'Égypte ne sont pas si colossales pour l'art et pour l'exécution. Enfin, l'esprit et l'œil sont tellement étonnés des proportions gigantesques de ces admirables projets que lorsque l'on revient de là, rien n'est plus saillant. On ne trouve plus de difficulté parce que l'on a construit une autre échelle de comparaison pour l'impossible. L'audacieux génie qui a osé promettre au génie d'alors (Napoléon) de pareilles conceptions mourra sans récolter le laurier qui lui appartient : M. Cachin, l'Homère, le Newton, le Dante de l'architecture n'est connu que des savants et ce nom qui devrait être populaire, est le point de mire de la plus haute envie. Quelque jour, je vous ferai une analyse de ces travaux qui donneront une haute idée de notre peuple et vous conviendrez alors qu'il ne peut pas y avoir de bornes à l'enthousiasme qu'excitent de pareilles créations”.

Vauban prépara les destinées de Cherbourg en suggérant et en préparant l'idée de la création d'une digue pour servir de refuge aux vaisseaux du roi. Le désastre de la Hougue, au cours duquel quinze vaisseaux français furent poursuivis jusque dans la baie de Cherbourg et détruits par la flotte anglaise, montra la nécessité de créer là un port pour assurer la sécurité du royaume. Ce port, en même temps, abriterait les navires de commerce dans une baie où les navigateurs aimeraient à relâcher et que l'on nommerait l'auberge de la Manche.

Malheureusement, en 1758, les Anglais, que cette auberge intéressait sans doute, s'emparèrent de la ville et détruisirent le port.

Ce n'est qu'en 1784, sous Louis XVI, que les travaux de la digue furent commencés, travaux formidables, témoins de l'audace et de la persévérance de nos ancêtres.

Napoléon, se rendant compte de l'importance stratégique de Cherbourg et voulant placer sa marque sur une œuvre aussi gigantesque, décida la création du port militaire, creusé en plein roc. « J'avais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l'Égypte », a-t-il dit.

Le Figaro, 3 novembre 1924.

Le port est donc complété par l'immense rade, abritée par la digue, qui s'étend sur une longueur de 3 750 mètres.

Deux passes, l'une à l'est, de 950 mètres de large et 8 mètres de brassiage, l'autre à l'ouest, de 1 100 mètres de largeur et de 12 mètres de brassiage, en permettent l'accès. La situation du port, magnifique abri en pleine mer où les navires peuvent s'arrêter au passage sans faire de détours et sans perdre de temps dans l'entrée de goulets ou de bassins multiples, ses fonds de 12 à 14 mètres au-dessous des niveaux des cartes, devaient nécessairement faire de Cherbourg une station de grands paquebots.

En effet, tandis que Le Havre est resté le très grand port des transatlantiques français, les lignes étrangères ont choisi Cherbourg comme pour d'escale. La facilité d'accès et la sécurité de ce port en plein mer en ont fait avant tout un port de passagers. Le navire n'a pas à venir à quai par des manœuvres compliquées, en passant il entre en rade, s'arrête le temps de laisser débarquer ses passagers dans un beat transbordeur et continue sa route. Cela a pu faire dire que Cherbourg était le port le plus « rapide » du monde.

La compagnie Cunard, la White Star Line, la Royal Mail, la Red Star, l'American Line, la United States Line, dont les services transatlantiques rivalisent de confort et de vitesse, le Lloyd Royal belge et le Lloyd Royal hollandais y en voient régulièrement leurs navires et ont établi à Cherbourg d'importantes agences.

L'intense mouvement des passagers nécessite des aménagements spéciaux. La Chambre de commerce a conçu le projet d'une magnifique gare maritime destinée à remplacer la gare actuelle. Des hôtels confortables ont été créés, et deux compagnies anglaises ont même bâti d'immenses hôtels pour les émigrants.

Le tableau suivant permet d'apprécier l'accroissement du trafic transatlantique :

Années Paquebots Tonnage Passagers
1869 47 81 507 1 175
1880 84 178 746 2 295
1900 378 1 651 884 30 313
1910 543 3 888 014 52 298
1913 557 4 503 653 68 678
1920 212 2 134 298 75 529
1921 333 4 080 781 75 080
1922 634 7 296 989 107 708
1923 840 9 366 381 130 721

La guerre a imposé à l'attention du public les avantages de ce port en eau profonde. Les nécessités du moment le dotèrent de la jetée du Homet, primitivement construite par la marine pour abriter les navires légers et couvrir les manœuvres des bateaux entrant dans la cale sèche du Homet. En effet, les navires, paquebots et voiliers, traqués par les sous-marins, cherchaient, à l'abri de la digue, le salut. le port fut encombré. les marchandises, dans les cales, s'échauffaient et pourrissaient, le blé attendant d'être débarqué, tout comme les canons et les munitions. Des journaux protestèrent, ignorant qu'un port n'est pas seulement constitué par une baie ou des digues, mais par des quais et un outillage. Grâce à cet accord entre les ministères de la marine et des travaux publics, la jetée du Homet fut adaptée aux besoins commerciaux. Le port de commerce bénéficie aujourd'hui de cet ouvrage magnifique, de son outillage et du faisceau de voies de raccordement.

Comme il est possible d'accoster à la jetée du Homet à toute heure du jour, quelle que soit la marée, Cherbourg, port de guerre et port de passagers, voyait s'ouvrir toutes les possibilités pour devenir un grand port de commerce. Pour cela, de nouveaux travaux doivent être effectués et si les grands paquebots de vitesse n'ont besoin que d'une courte escale au milieu de la rade pour débarquer leurs passagers, les bateaux de commerce ont besoin de quais pour accoster et décharger leurs marchandises. La Chambre de commerce a donc été amenée à envisager de nouveaux travaux.

C'est alors que M. Minard, ingénieur général des ponts et chaussées, dont la brillante carrière s'était en grande partie développée à Cherbourg, où il fut longtemps directeur des travaux maritimes de la marine, présenta un projet dans l'anse des Mielles, où se trouvait révisée de la façon la plus large l'extension des services transatlantiques en m^me temps qu'étaient prévues et ménagées les plus vastes possibilités d'un port commercial pour l'avenir.

Présenté à l'Association française pour le développement des travaux publics, dans sa séance du 1er février 1919, par M. Jean Hersent, le projet Minard fut l'objet d'un vœu transmis aux pouvoirs publics sous la signature de M. Millerand, alors président de cette association. Étudié et mis au point par par le sus-nommé, puis par le comité des ports en eau profonde, institués au ministère des travaux publics, il avait été aussitôt adopté par la Chambre de commerce de Cherbourg.

La première phase du plan d'exécution envisagé pour une période de quinze à vingt ans, comporte :
En première ligne
1° Un môle adossé à la grande jetée de l'avant-port actuel et dépassant celle-ci de 220 mètres vers le nord ;
2° L'établissement sur la face est de ce môle, sur une longueur de 600 mètres, de six postes d'accostage pour les transbordeurs ;
3° L'édification d'une gare maritime munie de tous les perfectionnements que peuvent offrir la science et le confort modernes ;
4° Une jetée-abri d'une longueur de 1 000 mètres environ, enracinée aux Flamands, et ménageant entre son extrémité et celle de la jetée du Homet une passe de 500 mètres.

En deuxième ligne
Creusement de la première darse à la cote - 11 ; construction du premier môle ; dragage du chenal joignant la passe aux nouveaux ouvrages.

Ce sont les travaux de première ligne qui ont fait l'objet de deux décrets, l'un déclaratif d'utilité publique du 22 novembre 1922, l'autre intéressant les taxes nouvelles du 6 décembre 1922. Ces travaux sont maintenant en cours d'exécution : ils ont été confiés à la célèbre firme Hersent frères.

Ces travaux vont nécessairement apporter quelques modifications au régime du port.

Cherbourg fut longtemps un port sans taxes, puisque les quais de granit qui l'encadrent ont été édifiés, nous l'avons dit, par les ressources de la nation. Cherbourg, création historique, faisait partie du patrimoine national. Lorsque, vers 1869, les premiers transatlantiques ont fait escale à Cherbourg, inaugurant le mouvement toujours plus intense qui devait conduire sur notre rade 840 paquebots dans le cours de l'année 1923, ils n'ont rencontré non seulement aucune entrave, mais aucun droit d'usage, sinon ceux communs à tous les ports. C'est seulement en 1850 que la Chambre de commerce fut appelée à participer aux dépenses engagées dans l'exécution des travaux destinés à l'aménagement du port. Mais il convient d'ajouter que ces améliorations ne nécessitèrent jamais un grand effort financier et les taxes locales intermittentes appliquées aux passagers, au tonnage ou aux marchandises, furent toujours extrêmement faibles, sinon négligeables.

Cette situation privilégiée avait attiré des réclamations de la part des autres ports, et aussi de l'armement français puisque les navires étrangers, clients de Cherbourg, semblaient seuls en bénéficier.

Aujourd'hui, les travaux entrepris vont nécessiter des taxes nouvelles peut-être inférieures à celles des autres ports, mais qui modifieront les habitudes. Alors on assiste à une campagne de réclamations, mais qui émanent plus de l'armement français mais des compagnies étrangères.

Cependant, que représentent de frais supplémentaires quelques francs ajoutés à un prix de voyage que le voyageur ne marchande pas ? Les protestations sont cependant véhémentes. On a fait intervenir la presse étrangère, et certains journaux français, peut-être mal informés ou qui envisagent la question à un point de vue différent de celui de la Chambre de commerce, ont suivi le mouvement.

Notre grand port sur la Manche, qui ne peut concurrencer Le Havre parce que les intérêts économiques qui sont en jeu dans les deux ports sont différents et parce que le mouvement n'est pas de même nature, continuera ainsi à accroître notre commerce maritime. Fréquenté par toutes les grandes lignes étrangères de passagers, il attirera les navires marchands de ces compagnies par suite de l'industrialisation de Cherbourg et de sa région, et cela sans préjudice pour les ports voisins. Il sera utilisé également par l'importation de produits dont la valeur permet de supporter de longs trajets en chemin de fer ou qui peuvent être pris en transbordement sur des caboteurs, et pour l'exportation des minerais de la Manche.

Mais Cherbourg est surtout au carrefour des nations, une grande garde transatlantique qui se développera de plus en plus, pour le plus grand bien de notre économie nationale. Port de vitesse, il verra venir chaque année un plus grand nombre de paquebots étrangers, porteurs de visiteurs et de touristes qui apportent de l'argent en échange des beautés que leur montre la France. Cela constitue une énorme part de ce que nous appelons « l'exportation invisible ». Cherbourg, si l'on pouvait chiffrer cette exportation-là, arriverait au tout premier rang de nos grands ports. »

L. D.

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