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Transbordement des restes mortels de Napoléon (Le Phare de la Manche) (1840)

De Wikimanche

Le bi-hebdomadaire Le Phare de la Manche publie le 10 décembre 1840 le compte rendu du transbordement des restes mortels de Napoléon à Cherbourg [1] :

« Les restes mortels de l'empereur Napoléon ne sont plus à Cherbourg, qui a eu l'insigne honneur de les posséder pendant neuf jours, et l'honneur plus grand encore d'être la première ville de France qui ait pu les saluer à leur retour de la terre d'exil. Arrivés dans nos eaux le 30 novembre, à 5 heures du matin, ils en sont partis le 8 décembre, à 2 heures 1/4 de l'après-midi.

Nous allons retracer les détails de la cérémonie funèbre et du transbordement qui ont précédé ce mémorable départ, dont le souvenir nous suivra partout, et qui est pour Cherbourg une des grandes époques de son histoire.

Mardi 8 décembre, au lever du soleil, les bâtiments du port, de la rade et de la marine marchande avaient mis leurs vergues en pantenne et leurs pavillons en berne, en signe de grand deuil royal.

À 9 heures et demie du matin, la garde nationale et les troupes de terre et de mer, commandées par leurs officiers en grande tenue de deuil, crêpe au bras et à l'épée, étaient rangées en bataille sur les quais du port Napoléon, dont l'entrée avait été ouverte au public. La Belle-Poule était pavoisée, des pavillons flottaient à la pomme de ses mâts ; la frégate avait pris sa robe de fête et faisait contraste avec les autres bâtiments du port, le vaisseau à trois ponts, le Friedland, les corvettes La Favorite et la Recherche et les pyroscaphes Le Véloce et Le Courrier, qui avaient les vergues en croix et les pavillons à mi-mât.

Le sarcophage impérial avait été transporté de la chambre ardente sur le gaillard d'arrière de la Belle Poule. Un riche autel, supporté par deux aigles dorés et couronnés par un trophée d'armes, était établi sur le pont de la frégate, adossé au pied du mât d'artimon et faisant face à l'avant. Assez près de l'autel, vers l'avant, reposait le cercueil du grand homme, recouvert du drap mortuaire en velours violet, semé d'abeilles d'or, et ayant à chaque angle un aigle brodé en or, surmonté d'une couronne de laurier dorée, le tout bordé d'hermine parsemée de larmes noires. Sur la tête du sarcophage était un coussin aussi de velours violet, avec glands d'or, qui portait la couronne impériale enlacée d'un crêpe.

À dix heures moi un quart, tout était disposé pour la cérémonie funèbre qui devait précéder l'opération du transbordement des restes de l'Empereur. Des détachements de la garde nationale et de l'artillerie de marine occupaient sur le pont la droite du cercueil ; la gauche était gardée par des détachements de l'infanterie de marine et du Ier léger. Aux deux angles de l'autel était la garde d'honneur de la Belle Poule. Aux quatre coins du poêle se tenaient débout MM. les généraux Bertrand et Gourgaud, à la tête ; aux pieds, M. le comte de Rohan-Chabot, commissaire du Roi, et M. Jouanne, commandant de la garde nationale de Cherbourg. Près de ces gardiens du poêle impérial étaient les quatre domestiques qui avaient suivi Napoléon à l'île Sainte-Hélène, MM. Saint-Denis, Noverraz, Pierron et Archambault. L'espace entre le pied du grand mât et le cercueil était occupé par SAR le prince de Joinville et les autorités maritimes, civiles et militaires de Cherbourg et du département.

À dix heures, MM. les membres du clergé de Cherbourg, invités à la solennité, sont entrés en habits de chœur. M. l'abbé Coquereau, aumônier de la Belle Poule, assisté de l'abbé Briquet, curé de Cherbourg, et de l'abbé Pauline, aumônier de la marine, a commencé la cérémonie solennelle de l'absoute. On a observé absolument le même rite que lors de l'exhumation à Sainte-Hélène, excepté pourtant que, sur la rive étrangère, tous les psaumes furent seulement récités, au lieu qu'ici le clergé a chanté le dernier De profundis en faux-bourdon, ce qui a donné à la physionomie de la cérémonie funèbre un caractère encore plus sévère et plus solennel. Pendant ce temps, la batterie de l'arsenal et le stationnaire tiraient alternativement un coup de canon de minute en minute.

L'office divin terminé, M. Noël-Agnès, maire de Cherbourg, portant une couronne de laurier, ornée d'un nœud de rubans tricolores, s'est avancé au pied du cercueil à la tête d'une députation du conseil municipal, et là, d'une voix émue, il a prononcé le discours suivant, dans lequel il a payé aux grandes mânes du créateur de notre port un juste tribut d'hommages, au nom de la cité reconnaissante dont il a été le digne et fidèle écho :

Monseigneur, Messieurs,
Nous approchons tous de ce cercueil avec un trouble religieux. Quel spectacle, en effet, doit exciter en nous de plus grandes, de plus saintes émotions ?
Il est là, renfermé dans cette étroite et funèbre demeure, celui que l'Europe entière pouvait à peine contenir !
Il est étendu sous nos yeux, froid et sans mouvement, celui dont le cœur battait si fort aux noms de gloire et de patrie ; qui domptait les obstacles par son génie, dont la prodigieuse activité consommait les jours, comme autrefois on consommait les années !
Il est là, sans action et sans voix, dans le lieu même où, il y a 30 ans, sa parole créatrice imprimait à nos travaux la rapidité de ses conceptions, et préparait à la France un nouveau monument de force et de grandeur !
Messieurs, rendons grâce au Roi à qui nous devons cette grande réparation dont nous sommes les heureux et les premiers témoins. Lui aussi porte un cœur qui s'émeut à toutes les gloires de la France.
Rendons grâce au prince qui s'est associé si dignement à l'exécution de cette patriotique entreprise, et dont la présence arrête ici l'expression des sentiments et des pensées qui nous animent avec la France entière, et que bientôt nous entendrons répéter avec orgueil sur toutes les rives étrangères.
Cette enveloppe de terre est bien peu sans doute, comparée aux souffle divin qui l'animait autrefois ; mais le Roi a compris que tout ce qui avait appartenu au héros ne pouvait rester étranger à son pays. Il a compris que ces restes, quoique inanimés, exciteraient encore au milieu de nous la puissance des souvenirs, et qu'au jour où l'épée de la France devrait sortir du fourreau, elle puiserait dans cette tombe l'étincelle sacrée de cette ardeur qui gagnait les batailles et renversait les projets élevés contre l'honneur et les intérêts de la patrie.
Napoléon, tu fus le bienfaiteur de cette cité ! Nous te devons une éternelle reconnaissance. Que ton ombre auguste reçoive ici nos hommages ! Permets que nous ajoutions cette couronne à toutes celles qui ont ceint ton front, à la foule de toutes les couronnes que la postérité décernera à ta gloire. Que ton génie plane sur nous, que ton patriotisme nous inspire, et que ta grande âme se réjouisse en voyant la France heureuse et puissante entre les nations ! »

Ce discours terminé, M. le maire, s'inclinant profondément, a déposé sur le sarcophage la couronne de laurier, seul symbole qu'il ait été donné à Cherbourg d'offrir au grand Napoléon à son retour de l'exil, la couronne de laurier et de chêne en or, votée par la ville pour être déposée sur le tombeau impérial aux Invalides, n'étant point prête.

Après cette cérémonie, M. le prince de Joinville qui remplit avec une piété vraiment filiale la mission sacrée qui lui a été confiée par le gouvernement, a reçu de l'aumônier l'aspersoir avec lequel il est allé répandre l'eau bénite sur le cercueil. Il a été suivi dans cette œuvre touchante par tous les assistants, au nombre desquels nous avons remarqué avec grand plaisir le député de Cherbourg, l'honorable M. Quenault, qui était arrivé en poste la veille au soir. C'était un grand spectacle que celui de tous ces fonctionnaires de divers âges confondus dans un même sentiment de deuil patriotique. Il faisait beau contempler ces guerriers aux cheveux blancs, ces officiers de toute arme, debout dans un silence religieux, courtisans fidèles d'un empereur mort depuis 20 ans, joignant le tribut de leurs armes à l'eau sainte dont ils arrosaient le cercueil de l'ancien maître du monde. Aussi tout concourait à rendre cette cérémonie éminemment imposante : les quais bordés d'une triple haie de soldats sous les armes, les mélancoliques accords de la musique de la Belle Poule et du Ier léger, la voix majestueuse de l'artillerie, et le ciel lui-même qui semblait, par une pluie disgracieuse, s'associer à nos larmes et à nos regrets.

À onze heures moins un quart, le Belle Poule amène le pavillon royal qui flotte à son grand mât : c'est l'instant solennel du transbordement du sarcophage impérial. Un débarcadère est établi au pont de la frégate au pont du pyroscaphe La Normandie. Le cercueil, porté à bras du gaillard d'arrière sur le bastingage de tribord, est placé horizontalement sur un coussin retenu sur le plan incliné qu'il a à parcourir par un palan qui l'affale lentement, dans cette position horizontale, du bord de la frégate sur l'arrière du pyroscaphe. Pendant ce temps, la garde nationale et les troupes de terre et de mer présentent les armes, les tambours battent aux champs, et des salves de 21 coups de canon partent à la fois des forts du Hommet et de Querqueville, du Fort-Royal, de la digue du Chandernagor, stationnaire de la rade, et de la batterie de l'arsenal. Ce bruit du tambour, ce fracas de l'artillerie, mêlé au son des cloches et rompant le silence solennel qui régnait de toutes parts, donnaient à cette scène imposante une majesté qu'on ne saurait décrire ; c'était une pompe toute impériale. Les quatre bateaux qui se trouvaient dans l'avant-port chauffaient alors, et leur noire fumée, poussée par le vent de S.-S.-E sur la Belle Poule, la dérobait aux regards des spectateurs, et ajoutait encore à la sublimité de cette grande scène.

L'opération de transbordement a duré dix minutes. Cinq minutes après, le pyroscaphe a débordé la frégate, et s'est arrêté à quelques pieds de là pour faire des préparatifs de départ. Le cercueil, placé au milieu du gaillard d'arrière, à l'emplacement de la clair-voie, rasée à huit pouces au-dessus du niveau du pont, a été saisi de chaque côté, au moyen de boucles, pour qu'il n'éprouve pas de de dérangements aux mouvements de la mer, pendant la traversée de Cherbourg à l'entrée de la Seine.

À midi vingt-cinq minutes, les roues de La Normandie se sont mises en mouvement : les troupes ont présenté les armes, les tambours ont battu aux champs, et le pyroscaphe est sorti du port avec le sarcophage impérial. M. Le prince de Joinville, les généraux Bertrand et Gourgaud, le commissaire du Roi et les quatre domestiques de Napoléon captif étaient à bord. M. Mortemard-de-Boisse, capitaine de corvette, commandant de La Normandie, tenait la barre. Quatre pavillons flottaient à bord ; celui qui était arboré en tête du grand mât portait le chiffre impérial (un N doré) au milieu de sa bande blanche. Il est allé s'amarrer sur l'un des corps-morts de la rade, où ont été le rejoindre Le Véloce et Le Courrier, portant à leurs bords les 300 marins de la Belle Poule qui vont accompagner jusqu'à Paris les restes mortels de l'empereur et roi.

À deux heures un quart de l'après-midi, au signal de partance donné par le canon de Véloce, l'escadrille funèbre s'est mise en route, au bruit de l'artillerie de tous les forts, du stationnaire de la rade et des batteries de terre, qui faisaient leur dernier adieu au convoi impérial. Pendant que le canon retentissait de tous les côtés et que les cloches sonnaient à grande volée, l'escadrille, composée des pyroscaphes La Normandie, Le Véloce et Le Courrier, sortait rapidement de la rade par la passe de l'Est ; elle marchait de manière à filer au moins à dix nœuds à l'heure. Bientôt elle a été hors de vue, et les personnes qui la suivaient du regard ont quitté le rivage en disant du profond de leur cœur : Adieu, restes mortels du grand Napoléon ! »

Notes et références

  1. Vérusmor, « Transbordement des restes mortels de l'empereur Napoléon », Le Phare de la Manche, 10 décembre 1840.

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