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Ruée vers le mercure (La Chapelle-en-Juger)

De Wikimanche

Recherche de mercure à La Chapelle-en-Juger.

René Toustain de Billy, un historien local, écrivit vers la fin du XVIIe siècle « qu’en la paroisse de La Chapelle Enjuger, sur le fief et au bout de l’avenue du Mesnildot (Le Mesnildot était un fief de chevalier, d’une centaine d’hectares, et son avenue reliait la maison du Mesnildot à l’église de La Chapelle-Enjuger), on a trouvé une mine qui est d’or, que des particuliers y ont travaillé et y ont découvert du cinabre et du vif-argent (mercure) ».

Histoire

Le gisement de cinabre (sulfure de mercure de couleur rouge) aurait été découvert en 1663 tout à fait fortuitement. Des ouvriers chargés de creuser un abreuvoir dans un champ au hameau du Quédel (appelé depuis le XVIIIe siècle la Mine) retirèrent leurs pioches comme « ensanglantées ». De là, ils abandonnèrent l'ouvrage, certainement effrayés. Cependant, ils recommencèrent la nuit suivante à l'insu du propriétaire du champ. Une lourde masse de marcassite (sulfure de couleur jaune aussi appelé "l'or des fous") fut extraite du sol. Persuadés d'avoir découvert un métal précieux, ils en portèrent à un apothicaire qui fit ramasser tout le cinabre et la marcassite. Ce dernier transforma le cinabre en vif-argent, qu'il s’empressa de vendre. Depuis, plusieurs tentatives furent faites pour exploiter le mercure de La Chapelle-Enjuger.

La première eut lieu probablement entre 1710 et 1715. Une dame dite « de Santerre » obtint la concession de cette mine et y fit travailler à tranchées ouvertes, dont la profondeur ne dépassait pas 10 mètres. À proximité dans un laboratoire, on distillait le cinabre pour obtenir du mercure. Une grande quantité de ce minéral aurait été sortie, mais une partie fut volée, l’autre transportée à dos de mulet par « les chasses du Mesnildot » jusqu’au port de Carteret, d’où il était embarqué pour Jersey.

La deuxième tentative de 1731 à 1742 est assurément la plus significative, si l’on se réfère seulement à la durée de l’exploitation, au nombre de travailleurs et au nombre de puits ouverts.

En 1731, des notables parisiens de la Compagnie des mines de Normandie (CMN) obtinrent la concession de la mine du Mesnildot. Apparemment, six puits ont été ouverts durant cette période : les puits Sutter et Pauly (les plus anciens) de 70 à 75 m de profondeur, le puits de la Joye et de Launay de 20 m de profondeur, le puits de la Forge de 7 m et le puits des Marcassites de 15 m de profondeur. Certaines galeries s’étendaient de 80 à 100 m de long.

En 1741, et ce avant licenciement, l’importance du personnel était fixée avec exactitude à 81 employés. Il se répartissait comme suit : 1 directeur, 1 caissier, 3 sergents de mine, 3 caporaux de mine, 17 mineurs, 33 pompeurs, 12 moulineurs, 4 décombreurs, 2 charpentiers, 2 maréchaux, 1 garde-magasin, 1 fondeur et 1 garçon pour servir à la fonderie. Tous étaient du pays, hormis le fondeur qui était flamand. La machinerie était composée d’un manège à l’aide duquel on extrayait les eaux et le minerai, d’un bocard qui servait à briser le minerai et de plusieurs pompes. 18 chevaux étaient nécessaires au fonctionnement de ces machines. Les bâtiments de l’exploitation, contigus et voisins de ceux d’une ferme, comprenaient la maison dite de la mine, le manège, la forge, les fourneaux avec les locaux réservés aux ouvriers de la fonderie, le magasin à poudre, le magasin des matières, et une baraque pour chacun des puits. Les matières indispensables à l’exploitation étaient le bois (en 1741, pénurie de bois à 3 lieues à la ronde, soit environ 12 km), la poudre à canon (les besoins d’une année dépassaient les 1 500 kilos), le charbon de terre et des cornues de terre à potier (ces vases à col étroit et courbé pour la distillation provenaient de l’industrie locale qui fabriquait une poterie grise dont la consommation était considérable).

Durant cette période, 63 tonnes de minerai auraient été extraites des deux puits les plus productifs, le puits de la Joye et le puits des Marcassites. La mine du Mesnildot aurait produit 350 à 400 kilos de mercure, lequel « a été trouvé parfait et vendu au plus haut prix ». Les principales causes de la fin de l’exploitation furent le manque d’expérience des associés (défaut d’organisation, travaux inutiles, relâchement de la discipline et défaut de surveillance), les primitives cornues (très fragiles au feu et de petite contenance) et l’abondance de l’eau dans les puits et les galeries (notamment lors de la grande inondation de l’hiver 1740-1741 qui obligea la compagnie à suspendre le travail dans le puits de la Joye et renvoyer 37 ouvriers). Un mémoire de cette époque mentionne « tandis que les chefs étaient à s’amuser, les ouvriers étaient au cabaret ». Ils abandonnaient certainement l'exploitation faute de paiement.

De 1788 à 1963 différents travaux sporadiques, projets ou recherches se sont succédé sans succès :

  • 1788-1791 : travaux de la Compagnie du Plessis avec déblaiement des anciens puits et fonçage du puits Bunel (situé à 200 m au sud du hameau de la mine) de 20 m de profondeur, abandonnés à cause de l’envahissement des eaux.
  • 1829-1831 : projet Baber et Cie, des banquiers parisiens : demande de concession refusée.
  • 1838-1839 : projet Sibille, Cazeaux et Lemaître, deux banquiers parisiens et un ancien contrôleur des Contributions directes de Saint-Lô: quelques recherches de surface.
  • 1853-1864 : travaux de recherches de Mosselman, concessionnaire des Canaux de la Manche demeurant à Agneaux, qui restèrent infructueux. De plus, les propriétaires du sol s’opposèrent à leur continuation.
  • 1905-1905 : travaux de la Société d’études et de recherches de la Manche, déblaiement du puits de la Joye et dénoyage de galeries. Ces travaux ont permis de prouver l’existence d’un réseau de galeries pouvant atteindre 100 m de long et de retrouver les traces de cinq autres puits. Les travaux furent interrompus au bout de trois mois à cause d’inondations.
  • 1941-1944 : travaux menés par le Service des mines de Rouen, qui consistaient à déblayer les deux puits les plus fructueux, les puits de la Joye et des Marcassites. Les travaux cessèrent suite à des venues d’eaux. C’est alors que, sous l’instigation des Allemands, on décida de creuser un puits latéral au puits de la Joye, dit puits des Allemands. Le courant électrique fut amené à pied d’œuvre, dans le but d’actionner des pompes puissantes et une entreprise de Paris aurait dû remettre les galeries à jour. Mais, étant donné la destination probable du mercure et grâce au patriotisme des ouvriers français, les travaux n’avançaient guère, si bien que la première galerie ne fut jamais atteinte. L’Opération Cobra stoppa définitivement ces travaux.
  • 1962-1963 : travaux du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) , fonçage d’un puits, appelé puits BRGM, de 47,80 m de profondeur et différents sondages. Les résultats insuffisants et des affaissements de surface mirent un terme à ces travaux.
  • 1969 : remblaiement du puits des Allemands.
  • 1974 et 1996 : ruptures de dalle et remblaiements du puits BRGM. Aujourd’hui, les noms de lieux « village de La Mine » et « rue du Mercure » indiquent que La Chapelle-Enjuger a connu une activité industrielle d’une certaine importance. Et peut-être, comme l’affirmait Paul Bernardin de Beaugendre, maire de La Chapelle-Enjuger en 1826, que l’«on trouve encore de temps en temps du minerai en labourant les pièces qui avoisinent le gîte de la mine… » ?

Sources

  • Capitaine Germain Baudre, Monographie de la mine de cinabre de La Chapelle-Enjuger, 1926.
  • Alfred Wild, La Manche Libre, 28 janvier 1951.
  • Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement.
  • Synthèse documentaire sur la mine de La Chapelle-Enjuger, 2002.