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L'enfance de Millet par René Bazin (1925)

De Wikimanche

L'écrivain René Bazin (1853-1932), de l'Académie française, retrace dans un article de l'hebdomadaire Les Annales l'enfance de Jean-François Millet (1814-1875), à l'occasion du cinquantenaire de la disparition du peintre [1] :

« Millet était Normand, mais Normand de la falaise, né le 4 octobre 1814, au hameau de Gruchy, qui dépend de la commune de Gréville, non loin de Cherbourg. Enfance magnifique ! Elle eut trois maîtres qui, tous trois, la firent sérieuse et préparèrent la noblesse de l'homme ; elle eut trois disciplines et trois amours : la terre, qu'il travaillait ; la mer, qu'il regardait en travaillant, et une famille de vieille souche chrétienne.

« Les Millet vivaient sur leur bien. Le père était un homme grave, songeur, qui avait le don de connaître la nature, et un goût développé pour la musique. Il disait à son fils, quelquefois, en prenant un brin d'herbe :
- “Vois donc comme c'est beau !”
« Ou en montrant un arbre :
- “Vois comme cet arbre est bien fait ; il est aussi beau qu'une fleur”

« Le dimanche, il chantait à l'église. Millet avait conservé des chants d'église que son père avait notés, et qu'on croirait de la main d'un scribe du XIVe siècle. La mère, née à Sainte-Croix-Hague, vivait dans le devoir effacé, et la sollicitude de tous les êtres qui dépendaient d'elle la tenait toujours agissante, inquiète et pâle de sourire. Quand elle fut toute vieille, elle osa exprimer cette âme maternelle et effarée, dans une lettre qui est bien émouvante. Mais, à l'époque, où, jeune femme, elle élevait ses huit enfants, elle avait dans la famille le rôle de la Providence, attentive et secrète. De très vigoureux caractères l'entouraient et gouvernaient la ferme. C'était, d'abord, la mère de son mari, la grand'mère Jumelin, tendre, ardente, pieuse, portée à traduire en paroles et en lettres les pensées qui lui venaient. La grand'mère Jumelin avait un frère dans une vallée voisine, un frère meunier dans la vallée Hochet, et qui, ayant les loisirs des meuniers pour qui le vent travaille, les passait à lire Pascal et les écrivains de Port-Royal. Elle avait un autre frère religieux. Femme éminente de qui vinrent à Jean-François Millet beaucoup d'exemples décisifs. Elle était sa marraine, elle portait le costume ancien de la Hague et parlait patois. Vous savez qu'aux heures où le soleil commence à monter, les maisons des paysans sont très silencieuses, car les hommes et les bêtes sont partis pour les champs. Dans les berceaux ou les lits, les enfants qui sont encore petits font de bons sommes. Les fenêtres sont ouvertes, la volaille picore devant, et le chien, qui a aboyé la nuit, dort dans sa niche. C'est l'heure où les femmes sont souveraines, les mères et les grand-mères. La grand'mère Jumelin s'approchait du lit où son Jean-François ne bougeait pas. Vous vous rappelez, quand on est petit, qu'on est réveillé, mais si bien au chaud, qu'on fait semblant de dormir ?

« “Réveille-toi, mon petit François, disait-elle. Si tu savais comme il y a longtemps que les oiseaux chantent la gloire du Bon Dieu !”

« Elle était d'une charité grande. Les mendiants de ce temps-là ne menaçaient pas d'incendier les meubles de paille. Lorsqu'ils se présentaient à la ferme de Gruchy, la vieille femme “les saluait avec une révérence et les faisait approcher du feu. Elle leur offrait à manger, elle les hébergeait, après s'être entretenue des nouvelles du pays ; puis, quand ils partaient, elle remplissait leur besace.”

« Deux tendresses maternelles, comme on le voit, veillaient autour des enfants. Mais elles n'étaient point faibles et elles savaient punir. Elles étaient l'amour véritable. Millet a raconté qu'après une tempête si forte qu'elle avait emporté les chaumes des toits et brisé les ailes des oiseaux, même des mouettes, il était descendu sur la grève.
- “Là, disait-il, je me mis à ramasser sur le sable une petite sculpture en bois qui venait bien certainement d'un des navires perdus sur nos côtes. Quand ma mère me le vit, elle me gronda bien fort, se signa, et m'ordonna de la rapporter où je l'avais trouvée, et de demander pardon au Bon Dieu de mon larcin, ce que je fis tout de suite, bien honteux de mon action.”

« Une autre figure de grand relief, un autre parent de la plus haute noblesse paysanne, habitait la ferme de Gruchy : un grand oncle Millet, prêtre, autrefois curé d'une paroisse d'où la Révolution l'avait chassé.

« Pendant les mauvais jours de la Révolution, il s'était réfugié à Gruchy. Mais sans vouloir aller plus loin dans la prudence, ayant peur que ce ne fût lâcheté, il avait gardé la soutane, célébré la messe dans une chambre, et consacré le sang du Christ dans un calice de plomb. Après la tourmente, il était demeuré parmi les siens. Chaque matin, cet homme vénérable, confesseur de la foi, taillé en gladiateur, passait la première heure à l'église de Gréville, où il remplissait l'office de vicaire, puis, revenant à la ferme, il prenait la bêche ou attelait les chevaux à la charrue ou au tombereau, et il partait pour le travail. Arrivé dans les champs, il enlevait sa soutane, restait en manches de chemise et en culotte, et, le front rafraîchi par le vent de la mer, comprenant toute la beauté du monde visible et songeant à l'autre, il travaillait. Il s'interrompait, à certaines heures, pour lire son bréviaire. Et il emmenait presque toujours avec lui son petit-neveu Jean-François, auquel il avait appris à lire. Ensemble, ils retournaient le guéret ; ensemble, ils semaient ou moissonnaient, le petit faisant comme un jeu ce que le grand vieux faisait pour vivre ; ou bien ils descendaient au bas des falaises et, avec des râteaux, pieds nus dans l'écume des vagues étalées, ils amassaient les varechs abandonnés par le flot, et qui servent d'engrais tout le long de nos côtes.

« Avec lui encore, Jean-François faisait des promenades. Il racontait plus tard, dans une note intime, que le grand-oncle l'avait mené chez une vieille dame qui habitait une maison plus belle que la leur.

« “La dame était âgée et reste dans mon souvenir comme le type de la dame d'autrefois. Elle me fit beaucoup de caresses, me donna une beurrée de miel et, par-dessus le marché, une belle plume de paon. Comme je me souviens d'avoir trouvé le miel bon et la plume belle ! J'avais déjà été émerveillé, en entrant dans la cour, car j'avais vu deux paons perchés sur un grand arbre, et je ne revenais pas des beaux yeux qui étaient sur leur longue queue.”

« Quand il fut en âge de faire sa première communion, Jean-François Millet alla au catéchisme de Gréville. Vous pourrez l'y suivre. Vous n'aurez qu'à regarder le portrait de cette église au Musée du Louvre. Il a été placé parmi les tableaux de la collection Thomy-Thierry. C'est l'avant-dernière œuvre du peintre et elle n'est pas tout à fait finie. Vous verrez de vieilles pierres usées par le vent, un sol sans arbres, la mer, présente dans l'aspect du pays, et dans les brumes mauves, vers la gauche et, par-dessus tout cela, un ciel clair qu'on dirait encore mouillé et brillant d'une pluie récente, comme des yeux jeunes qui ont pleuré. Le vicaire de Gréville, ayant remarqué la belle intelligence de l'enfant, avait proposé à Jean-François de lui apprendre le latin. Il lui fit traduire aisément Virgile et la Bible, et, comme le petit Millet parlait de Virgile avec beaucoup d'âme et des images de la Bible, et des nuages, et de la mer, le curé du village, l'ayant considéré, lui dit :
- “Ah ! mon pauvre garçon, tu as un cœur qui te donnera du fil à retordre ; va, tu ne sais pas comme tu souffriras.”

« Ce qui fut vrai. Mais les cœurs qui souffrent, et qui sont braves, sont les grands cœurs.

« Alors commence, pour Jean-François Millet, la seconde vie, celle du peintre, qui fut glorieuse que la première, mais moins heureuse, et qu'il fallait bien qu'il vécût, pour l'honneur de la peinture française, pour que la grandeur de la vie rurale fût mieux comprise, et que plusieurs âmes fussent attendries et élevées, par l'art muet de ce petit paysan du Cotentin. Il va apprendre à dessiner et à peindre et essayer tous les genres ; mais il ne sera lui-même que le jour où il aura repris contact avec la campagne et retrouvé là toutes les images, toutes les émotions de sa jeunesse laborieuse, saine et religieuse. »

Notes et références

  1. René Bazin, « L'enfance de Millet », Les Annales, n° 2172, 8 février 1925.