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Cherbourg, par Alexis de Tocqueville (1846)

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On a beaucoup discuté sur l'origine du nom de Cherbourg. Les uns y ont vu les restes de deux mots celtes qui signifient château à l'embouchure d'une rivière ; les autres, avec plus de probabilité, la corruption du nom romain Cœsaris Burgus. Toutes les chartes du moyen âge appellent Cherbourg Cœsaris Burgus. Cette ville a une origine très ancienne. Des ruines antiques trouvées dans son enceinte indiquent qu'elle était habitée par les Romains; des pièces à l'effigie de Jules César, rencontrées au milieu des démolitions de son château-fort, prouvent que l'occupation romaine y date des premiers temps de la conquête. Qu'était Cherbourg, pendant les quatre siècles de la domination de Rome ? On l'ignore absolument. La même obscurité enveloppe, du reste, jusqu'aux plus grandes villes du monde d'alors. Rome, en ôtant aux différents peuples leur existence individuelle, lésa fait en quelque sorte disparaître de la vue des contemporains, tandis qu'elle restait seule dans l'univers l'unique objet de la curiosité des hommes. A la chute de l'empire, Cherbourg suit obscurément la destinée du pays, et l'on arrive jusqu'au XIe siècle sans entendre, pour ainsi dire, parler d'elle. On apprend alors qu'elle est devenue une des villes les plus importantes du duché de Normandie. Voici à quelle occasion : Guillaume-le-Bâtard commençait son règne. Il était dans les intérêts de sa politique d'épouser la fille et l'héritière du comte de Flandre, Mathilde ; mais cette princesse était sa cousine germaine, c'est-à-dire qu'elle ne pouvait s'unir à lui sans une dispense du pape. Guillaume, craignant d'attirer l'attention du roi de France par une démarche auprès du saint Père, épousa d'abord sa cousine et demanda ensuite l'absolution de son péché. Le pape la lui accorda à condition qu'il fonderait cent places de pauvres dans chacune des quatre villes principales du duché. Wace, dans son histoire rimée des Ducs de Normandie, écrite vers le milieu du XIIe siècle, nous apprend que Cherbourg était du nombre de ces quatre villes[1]. Ce fragment est aussi curieux pour l'histoire de la langue que pour celle du pays. Quoique l'un des premiers monuments de la langue française, il se rapproche beaucoup plus du français moderne que ne le font des écrits très-postérieurs , notamment la chronique de Ville-Hardouin, qui n'a été composée cependant que dans le siècle suivant.

En 1066, on voit un comte de Cherbourg à la bataille d'Hastings. En 1145, la fille du Conquérant, Mathilde, passait d'Angleterre en France. Assaillie par une violente tempête, elle fit serment de chanter un hymne à la Vierge sitôt qu'elle aborderait en sûreté. Elle mit pied à terre sur le bord d'un ruisseau qui se décharge à l'entrée du port de Cherbourg, et le lieu sur lequel elle rendit grâces à Dieu se nomme encore aujourd'hui Chante-Reine. C'est à côté de cette plage que devait s'ouvrir, six cent soixante-trois ans après, le port militaire. En 1203, cette ville tomba, comme tout le reste du duché, dans le domaine immédiat du roi de France. Elle n'avait rien perdu alors de son importance, car, en 1207, Philippe-Auguste, pour s'attacher sa bourgeoisie, accorda au port le privilège de faire le commerce avec l'Irlande, privilège qui n'avait été concédé jusque-là qu'à la capitale du duché de Normandie. A partir de ce moment-là Cherbourg et Calais furent considérés comme les deux portes du royaume. La première de ces villes fut brûlée deux fois dans le XIIIe siècle par les Anglais, qui échouèrent cependant devant sa citadelle. En 1346, l'armée d'invasion avec laquelle Édouard III devait vaincre dans la plaine de Crécy, débarqua à Barfleur qu'elle ruina. De là, elle marcha sur Cherbourg pour s'assurer, en cas d'échec, un port d'embarquement protégé par une fortification redoutable. Mais cette place s'étant courageusement défendue, Édouard en leva aussitôt le siège et s'enfonça audacieusement au milieu de la France, n'ayant d'autre refuge que la victoire.

Les Anglais n'entrèrent dans Cherbourg qu'en 1378. Ils ne s'en emparèrent pas, mais ils y furent introduits par Charles-le-Mauvais, auquel le roi Jean, dans son habituelle impéritie, l'avait donné en apanage, confiant ainsi une des principales clefs de la France à l'homme du monde le plus disposé à s'en servir pour faire entrer l'étranger. Du Guesclin accourut sous les murs de Cherbourg et y resta en vain plus de six mois. Ce dompteur de châteaux échoua devant les hautes murailles entourées d'eau qui enceignaient alors la ville. En 1395, Richard II remit Cherbourg dans les mains du roi de France, à l'occasion de son mariage avec la fille de ce prince. Cette grande faute, vivement ressentie par la nation anglaise, contribua à la chute de ce malheureux prince, et facilita l'heureuse usurpation d'Henri IV, de la maison de Lancastre. Henri V, après la bataille d'Azincourt, fit assiéger Cherbourg qui fut livré par son commandant, en 1418, et resta près de trente-deux ans dans les mains des Anglais. Ils n'en furent chassés qu'en 1450, après un long siège, durant lequel l'artillerie fit voir pour la première fois que cette place n'était pas imprenable. Charles VII mit quatre-vingts lances dans sa nouvelle conquête. Cherbourg ne devait revoir les Anglais dans ses murs que trois cent huit ans après cette époque (1758).

La grande lutte du moyen âge entre la France et l'Angleterre une fois terminée, Cherbourg retomba dans l'obscurité. Ce qui occupe le plus les chroniqueurs de cette époque, c'est la description d'une vaste machine qu'inventa, vers 1450, un certain bourgeois de Cherbourg, nommé Jean Aubert, et qui servait à représenter, à l'aide d'un grand nombre de personnages mus par des roues, l'Assomption et le Couronnement de la sainte Vierge dans le ciel. Cette invention parut si merveilleuse que la machine placée dans l'église y fut conservée sous la surveillance de douze notables : tous les ans, le jour anniversaire du départ des Anglais, on l'exposait et on la faisait mouvoir en grande pompe devant le peuple. Cette parade religieuse et patriotique ne fut supprimée qu'en 1702, et la machine elle-même ne fut détruite qu'en 1789. Les agitations qu'amenèrent dans toute l'Europe les réformes du XVIe siècle se firent à peine sentir à Cherbourg. En Normandie, comme dans tout le reste de la France, le protestantisme s'était concentré presque exclusivement dans la sphère de l'aristocratie. La plus grande partie de la noblesse normande devint huguenote, mais presque tout le peuple et la plupart des bourgeois restèrent catholiques. Les nouvelles doctrines ne pénétrèrent même point dans Cherbourg, qui resta calme tandis que toute la province était livrée pendant une longue suite d'années à toutes les violences de la guerre civile. Le XVIIe siècle presque tout entier s'écoula sans incident. En 1686, Vauban, qui parcourait toutes les frontières pour y établir des moyens de défense, vint à Cherbourg. Il fit démolir le donjon et les épaisses murailles qui avaient si bien résisté aux Anglais ; de nouvelles fortifications commencées d'après les plans qu'avait tracés ce grand homme, furent également rasées, on ne sait pourquoi, peu après. Cherbourg, après avoir été privé de ses anciens murs, dans le but de lui procurer des moyens de défense plus efficaces, resta donc démantelé. Il était encore en cet état lorsque les Anglais s'en emparèrent par un coup de main, en 1758. Ils descendirent dans une anse située à trois lieues de la ville et nommée l'anse d'Urville. S'avançant de là vers Cherbourg qu'ils prirent sans coup férir, ils brûlèrent les vaisseaux marchands qui étaient dans le port, détruisirent une jetée et l'écluse d'un beau bassin de flot qui venaient d'être achevés, et se rembarquèrent. Cherbourg demeura au milieu de ces ruines jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, époque où commencent les immenses travaux dont nous allons parler.

Cherbourg avait eu, comme nous l'avons vu, une grande importance dans le moyen âge; il l'avait dû à deux circonstances, aux invasions des Anglais, à l'ignorance des effets de l'artillerie. Tant que les Anglais furent occupés à conquérir la France, Cherbourg, port de guerre, ville forte, située à huit heures des côtes d'Angleterre, fut considérée par eux presqu'à l'égal de Calais ; ils le regardèrent, pendant deux cents ans, comme l'une des principales clefs du royaume. Possesseurs de Cherbourg, ils se croyaient les maîtres inexpugnables delà côte, et ils l'étaient en effet ; car tant que l'on ignora ou que l'on connut imparfaitement l'usage de l'artillerie, Cherbourg, entouré par la mer et par des marais, était imprenable. Mais dès qu'on eut appris l'art d'attaquer les villes de loin en se plaçant sur les hauteurs qui les dominent, Cherbourg devint très difficile à défendre, et bientôt après que les Anglais eurent été définitivement chassés de France, toute l'importance politique de cette ville disparut, son renom comme ville de guerre s'évanouit. Cherbourg ne fut plus considéré que comme un port de relâche assez précieux, et il n'aurait jamais eu qu'une existence fort ignorée et très secondaire, si un concours de circonstances nouvelles et un ensemble prodigieux de travaux n'étaient venus lui rendre une importance nationale bien plus grande que celle qu'il avait possédée au moyen âge. Le XVIIe siècle vit renaître entre la France et l'Angleterre les rivalités armées que le XVe avait vu finir. L'esprit qui animait ces deux nations était le même ; il n'y avait de changé que le théâtre de la lutte et les armes. Ce n'était plus sur la terre mais sur la mer que les Anglais et les Français devaient désormais vider leurs querelles, et pour s'y chercher et s'y combattre ils allaient remplacer les nefs de nos aïeux, ces petits vaisseaux , qui avaient jadis transporté l'armée d'Édouard III sur nos rivages, par d'immenses machines de guerre chargées de cent gros canons, auxquelles il fallait pour flotter vingt-cinq à trente pieds d'eau de profondeur. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que sous cette forme nouvelle que prenait la lutte, nous avions un grand désavantage. Dans une guerre maritime avec l'Angleterre le champ naturel du combat c'est la Manche; les plus grands ports militaires des Anglais bordent cette mer, ceux-ci pouvaient s'y armera loisir et s'y retirer en tout temps. De notre côté, les rivages de la Manche ne présentaient aucun abri à nos flottes. Ce n'est pas que la nature eût entièrement négligé de nous donner des ports : César et Guillaume-le-Conquérant ne s'étaient jamais plaints que le manque de ports dans la Manche les ait empêchés d'envahir l'Angleterre ; mais ces ports n'étaient plus assez profonds pour recevoir les immenses vaisseaux ou plutôt ces forteresses flottantes qu'on était parvenu à pousser dans la mer et a y faire naviguer. La grandeur du génie de l'homme avait rendu l'œuvre de Dieu insuffisante. On se rappelle que ce fut au peu de profondeur des ports de la Manche que fut dû le désastre de la Hougue. Tourville, ne pouvant ni trouver un abri dans celte mer ni passer dans l'Océan pour gagner Brest, fut contraint de s'échouer sur la plage de la Hougue et d'y combattre sans aucun espoir de succès. Ce n'est pas, comme on l'a cru, la défaite de la Hougue qui suggéra à Louis XIV la pensée de créer a mains d'homme, dans la Manche, le port que la nature lui refusait. Cette pensée s'était présentée à son esprit, près de trente ans auparavant. Un procès- verbal du 13 avril 1665 constate qu'une commission, nommée par le roi, s'était transportée à Cherbourg, et qu'après avoir reconnu qu'il fallait élever dans la mer une digue de six cents toises (la digue actuelle eu a dix-huit cents), elle avait été d'avis de s'abstenir d'une telle entreprise, vu la Monstrueuse dépense et l'incertitude du succès. La bataille de la Hougue ne fit donc que rendre plus vif un désir qui existait déjà. Depuis cette époque, l'idée de la création artificielle d'un port dans la Manche n'a jamais été abandonnée. La paix la faisait oublier, la guerre la ravivait ; le besoin était si universellement senti et si pressant, que le gouvernement impuissant et stérile de Louis XV eut lui-même plusieurs fois la velléité de se livrer à cette entreprise dont la grandeur surpassait de beaucoup son génie et son courage. Ce fut la guerre d'Amérique qui acheva la démonstration que la bataille de la Hougue avait commencée. Cette guerre, presque entièrement maritime, et où pour la première fois depuis près d'un siècle nous entreprîmes de balancer l'ascendant de l'Angleterre sur les mers et y parvînmes, fit sentir d'une manière impérieuse l'absolue nécessité d'avoir un port dans la Manche ; en 1778, le gouvernement ayant conçu le projet d'une descente en Angleterre, on fut contraint de réunir au Havre, pour être à portée des côtes anglaises, les vaisseaux de transport, tandis que les vaisseaux de guerre se rassemblaient à Brest et à Saint-Malo. On sentit combien cette dispersion de forces augmentait les difficultés de l'entreprise, et l'on y renonça ; mais cette tentative avait suffi pour faire apprécier à sa valeur l'avantage d'avoir dans la Manche une rade fermée où l'on pût réunir à la fois près des rivages de l'Angleterre toutes les forces destinées à agir contre elle. On résolut donc de se mettre à l'œuvre, avant môme que la guerre fût terminée, et malgré les nouvelles charges qu'elle allait imposer à l'état.

Notes

  1. L'y Duc pour satisfaction
    Et que Dex leur fasse pardon,
    Et que l'apostole consente,
    Que tenir puisse sa parente,
    Fit cent prouades establir,
    A cent poures paitre et vestir
    A Chierbourg et à Rouen,
    A Bayeux et à Caen.
    Encore y sont, encore y durent,
    Si comme establis y furent.