À Granville, en 1836 (1856)
De Wikimanche
En juin et juillet 1836, Victor Hugo visite le département.
Son passage à Granville va lui inspirer un poème qui paraît 20 ans plus tard, dans le premier tome des Contemplations.
- À Granville, en 1836
- Voici juin. Le moineau raille
- Dans les champs les amoureux ;
- Le rossignol de muraille
- Chante dans son nid pierreux.
- Les herbes et les branchages,
- Pleins de soupirs et d'abois,
- Font de charmants rabâchages
- Dans la profondeur des bois.
- La grive et la tourterelle
- Prolongent, dans les nids sourds,
- La ravissante querelle
- Des baisers et des amours.
- Sous les treilles de la plaine,
- Dans l'antre où verdit l'osier,
- Virgile enivre Silène,
- Et Rabelais Grandgousier.
- Ô Virgile, verse à boire !
- Verse à boire, ô Rabelais !
- La forêt est une gloire;
- La caverne est un palais !
- Il n'est pas de lac ni d'île
- Qui ne nous prenne au gluau,
- Qui n'improvise une idylle,
- Ou qui ne chante un duo.
- Car l'amour chasse aux bocages,
- Et l'amour pêche aux ruisseaux,
- Car les belles sont les cages
- Dont nos cœurs sont les oiseaux.
- De la source, sa cuvette,
- La fleur, faisant son miroir,
- Dit : « Bonjour », à la fauvette,
- Et dit au hibou : « Bonsoir. »
- Le toit espère la gerbe,
- Pain d'abord et chaume après ;
- La croupe du bœuf dans l'herbe
- Semble un mont dans les forêts.
- L'étang rit à la macreuse,
- Le pré rit au loriot,
- Pendant que l'ornière creuse
- Gronde le lourd chariot.
- L'or fleurit en giroflée ;
- L'ancien zéphyr fabuleux
- Souffle avec sa joue enflée
- Au fond des nuages bleus.
- Jersey, sur l'onde docile,
- Se drape d'un beau ciel pur,
- Et prend des airs de Sicile
- Dans un grand haillon d'azur.
- Partout l'églogue est écrite ;
- Même en la froide Albion,
- L'air est plein de Théocrite,
- Le vent sait par cœur Bion ;
- Et redit, mélancolique,
- La chanson que fredonna
- Moschus, grillon bucolique
- De la cheminée Etna.
- L'hiver tousse, vieux phtisique,
- Et s'en va ; la brume fond ;
- Les vagues font la musique
- Des vers que les arbres font.
- Toute la nature sombre
- Verse un mystérieux jour ;
- L'âme qui rêve a plus d'ombre
- Et la fleur a plus d'amour.
- L'herbe éclate en pâquerettes ;
- Les parfums, qu'on croit muets,
- Content les peines secrètes
- Des liserons aux bleuets.
- Les petites ailes blanches
- Sur les eaux et les sillons
- S'abattent en avalanches ;
- Il neige des papillons.
- Et sur la mer, qui reflète
- L'aube au sourire d'émail,
- La bruyère violette
- Met au vieux mont un camail ;
- Afin qu'il puisse, à l'abîme
- Qu'il contient et qu'il bénit,
- Dire sa messe sublime
- Sous sa mitre de granit.
- Granville, juin 1836.