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Témoignage d'Ernest Poisson sur l'assassinat de Jean Jaurès (1920)

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Une de Floréal, le 31 juillet 1920, contenant le témoignage d'Ernest Poisson

L'ASSASSINAT DE JEAN JAURÈS RÉCIT D'UN TÉMOIN (Floréal, 31 juillet 1920)[1].

Notre camarade E. Poisson a vu l'assassinat de Jean Jaurès. Le lendemain même, il jeta sur le papier les lignes suivantes qui constituent, dans leur simplicité, le récit le plus évocateur et le plus émouvant qui ait été fait de la tragique soirée du vendredi 31 juillet 1914.

« J'ai, tout le long du repas, si peu parlé ; j'ai été si absorbé, si solitaire, malgré les enfants qui tentaient de m'égayer par leurs histoires de petits riens, que leur mère, gagnée d'émotion, m'a proposé de sortir aussitôt le dîner : « Nous irons rejoindre les camarades de L'Humanité : nous les trouverons bien à « notre » Croissant, comme elle dit, au café de la rue Montmartre. » Elle a l'habitude de souvent m'y accompagner. Elle y connaît les longues attentes car on y cause de socialisme, entre camarades, et on y voit les militants, les rédacteurs et parfois Jaurès.

Nous voilà donc partis. J'ai hâte d'arriver. Nous pressons le pas à travers la foule qui descend de notre faubourg en vagues lentes vers les boulevards étincelants de clarté ; c'est une marche collective en un seul sens, en silence ou en chuchotant. Il y a, dans l'air, un besoin de se voir comme devant des dangers inconnus. Il y a comme une force intérieure qui pousse, dans un sentiment de crainte, la population à la connaissance des événements, comme si l'heure des responsabilités dans les cas graves élevait les esprits.

Nous voici au coin de la rue Montmartre et du boulevard. Mais là, contraste saisissant, les lumières sont rares et, dans cette rue passagère d'ordinaire, les passants sont peu nombreux. En effet, la rue est en réparation jusqu'au carrefour Réaumur. Depuis la place qui est en face le Coq d'Or, on répare la chaussée comme très souvent à Paris. Une petite lanterne avertisseuse est là, à quelques mètres du « Café du Croissant », pour empêcher les voitures de passer et leur signaler le danger. Seuls les trottoirs sont libres.

Toutefois, le « Croissant » étincelle ; il fait chaud ; les fenêtres sont ouvertes. Les amis doivent y être, je m'en assure par la fenêtre près de la porte où est un rebord à hauteur du genou de l'homme. Je me penche.

Les voilà ! Tiens, derrière le rideau, le brise-bise à la mode, à 30 centimètres, c'est Jaurès ! Ils n'ont pourtant pas l'habitude de s'asseoir à cette table. Il me tourne le dos. Je pourrais de la main allongée lui toucher les cheveux, car du côté où il se trouve, à ma gauche, le rideau à coulisse est un peu poussé et laisse voir dans l'entrebâillement, entre son pli et le mur, juste sa tête, rien que sa tête, le derrière de sa tête. Ses cheveux grisonnants sont ce soir presque blancs. Ils sont d'argent pétillant par les effets de la lumière. Je ne puis distinguer les amis qui sont avec lui à l'intérieur. Dans le même entrebâillement, en face, il me semble que c'est Dubreuilh ; mais à quoi bon leur parler par là? Il est vrai que rien ne nous sépare, mais ils ne me voient pas. Nous entrons donc.

A notre entrée, Jaurès a déjà presque fini de dîner. Il est 9 heures 20 à la pendule du fond. La table des camarades est nombreuse. A droite de Jaurès, Landrieu, l'administrateur de l'Humanité, que je ne pouvais voir, est juste devant le rideau derrière lequel j'étais il y a quelques instants. Ma femme s'assied à la droite de Landrieu, je me mets en face de lui. A mes côtés, à droite, il y a Georges Weill, le député socialiste de Metz au Reichstag, puis Dubreuilh ; Renaudel lui fait face; il est à la gauche de Jaurès; Jean Longuet plus loin, à côté, occupe la place du coin contre la deuxième fenêtre; à ma gauche, André Renoult. Daniel Renoult, Bertre et Dunois, leur travail accompli, viennent, comme nous, s'asseoir pour prendre une consommation avec les amis.

En entrant, Jaurès m'a tendu une bonne main, forte, épaisse, chaude, enveloppante, la tête légèrement penchée en avant sur la table où il dîne. Il a levé sur moi ses grands yeux et, d'un petit air entendu et d'ami confiant, il m'a glissé tout bas : « Cela va mal. » En quelques paroles qu'il écoute avec attention émue, je le mets au courant de nos problèmes coopératifs de l'heure. Mais le « Croissant », où tout le monde écoute, n'est pas un lieu à commentaires bien intimes. Je me penche pour écouter la conversation engagée avec lui, Weill, Dubreuilh et Renaudel. Elle porte sur la démarche que Jaurès vient de faire auprès du ministre, elle roule sur les détails de l'attitude de M. Malvy, le ministre de l'Intérieur. J'en profite pour demander aux autres amis ce qui s'est passé. En quelques mots, je suis renseigné. Jaurès a rencontré Malvy au Palais Bourbon ; il l'a interrogé sur l'état des négociations, sur l'attitude du ministère, sur le résultat qu'il escomptait de la médiation anglaise. Jaurès passionnément l'a pressé de préciser, de dire comment le ministère appuyait la proposition, s'il y mettait tout l'accent, toute l'ardeur voulus. Il a fait remarquer avec sa force coutumière la nécessité urgente qui s'imposait de faire sur la Russie une pression décisive qui, seule, pouvait maintenir la paix. Il faut que la France l'oblige à accepter la médiation anglaise, en lui montrant que seule elle aurait à subir le choc le plus rude et le plus décisif. Il faut que la France reste d'accord avec l'Angleterre. Mais il paraît que Jaurès a voulu voir le Président du Conseil. En son absence, c'est à M. Abel Ferry, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères qu'il s'est adressé. Jaurès a, paraît-il, été admirable de foi, d'éloquence, de courage : c'est du point de vue national, de l'honneur de la France, de sa vie qu'il a parlé. Entraîné, M. Abel Ferry a été jusqu'à lui dire : « Comme je regrette, Monsieur Jaurès, que vous ne soyez pas au milieu de nous pour nous aider de vos conseils! » Mais on n'a pas le temps de me donner des détails, il faut s'en aller.

L'heure avance et puis la curiosité, en ces heures, semble vraiment gênante dans ce café. Ma femme vient de dire à Landrieu : « Voyez comme on regarde Jaurès. » Elle voit dans les glaces qui sont en face d'elle ; par-dessus les rideaux où elle est adossée, des gens qui, à la même place où j'étais, tout à l'heure, avant d'entrer, semblent chercher Jaurès des yeux.

Jaurès, du reste, n'a rien vu ni entendu de la réflexion. Il veut aller faire son article.

Je le regarde. Silencieux, il grignote une tarte aux fraises, après avoir admiré une photographie en couleurs qu'un journaliste ami, Dolié, vient de lui montrer : le portrait de sa fille ; il s'y est intéressé, il a demandé l'âge de l'enfant. Son regard est méditatif ; il songe sans doute aux événements, aux conversations ministérielles, peut-être à son article, à la dernière chance possible, à la dernière tentative pour la paix.

La pensée du génie est si forte et si pleine, elle est toujours si haute et si noble qu'on ne peut l'atteindre ou la deviner. L'expression de son visage tenterait plus crue jamais en ce moment un Rembrandt, ou un Ingres. Harmonie de couleurs de sa barbe d'argent et comme ruisselante sous la clarté des lampes, et de la pourpre de sa face, dont le rouge sang coule, débordant à plein bord ; puissance de l'inspiration de ce front démesuré et des yeux profonds, puissants et bons qui pétillent au fond des orbites ; rien n'y manque peur symboliser en ce moment cette vie : un moment de la conscience huma-ne.

J'ai mes regards sur lui, pendant qu'il les a vers l'infini des choses et des hommes.

Horreur ! le rideau, mon rideau derrière sa tête vient de se plier, de se soulever légèrement; un revolver s'est glissé, tenu par une main ; et cette main, seule, apparaît à 20 centimètres derrière le cerveau. Pan ! pas d'éclair, pour ainsi dire, une étincelle rougeâtre. La fumée d'un cigare : je regarde, figé, abruti, un quart de seconde ; puis un deuxième coup ; mais Jaurès déjà est tombé sur Renaudel, la serviette aux mains, la tarte encore aux lèvres. Je ne vois pas de sang ; il a à peine tressailli, n'a pas eu le temps de faire le geste de se retourner ; il n'a rien dit, pas même pensé, peut-être.

Je regarde la fenêtre, Landrieu vient de tirer, d'arracher le rideau ; j'aperçois une ombre, un chapeau, un verre de bière qui tombe sur une figure, je me dresse comme une bête en fureur. Dans le silence qui n'a pas encore été troublé, j'entends un déchirement, un cri indéfinissable, qui devait être perçu à plusieurs centaines de mètres, puis quatre mots hurlés, glapis, puissamment, férocement, répétés deux fois : « Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès ! » C'est ma femme qui, la première, a recouvré la parole.

Où est-il, l'animal, la bête sauvage, l'auteur de l'attentat ? Trois secondes, je ne sais comment, par dessus qui, j'ai passé la porte, je suis dans la rue ; à deux pas, une silhouette : c'est un être humain ; un homme, je suis dessus. Déjà, en même temps, des mains sont au collet de l'assassin.

Nous voici en route pour le poste de police, un agent d'un côté, un employé des postes et moi de l'autre. Il est « imbécile », devant ce qu'il a fait. Qui est-ce ? Etait-il seul ? Qui l'a poussé ? Qui l'a armé ? Je le lui demande bien inutilement. D'un plein sang-froid, il nous avertit qu'il a un deuxième revolver dans la poche d'un petit pardessus d'été à raies et que nous devons faire attention. A mes questions, il ne sait que me répondre : «à quoi bon» ; « je suis élève de l'Ecole du Louvre ». Elève de l'Ecole du Louvre ? Pas de papiers, pas d'argent. J'arrache une dépêche incompréhensible dans ses poches, il a un extrait dactylographié de « l'Oiseau bleu » de Maeterlinck. Mais le commissaire arrive, il va l'interroger ; on demande son nom. Un camelot entre, il remet un revolver nickelé, trouvé par terre. C est le revolver de l'attentat. Le deuxième pris dans les poches de l'assassin est déjà sur la table. Voilà les balles de chacun étalées sur un morceau de papier. Le commissaire dit, émotionné, angoissé : « Jaurès est mort. »

Comment, mort ! » dis-je dans une exclamation d'angoisse. Je sens ma gorge qui se serre à m'étouffer et je regarde, obstinément, les petits morceaux de plomb, tout petits, tout minuscules. Un seul de ceux-ci a traversé le plus grand cerveau du siècle, tué la pensée la plus haute de ce temps. C'est avec quelques grammes de métal vil, occupant un tout petit espace de l'univers, qu'ils nous l'ont tué, qu'ils l'ont assassiné. Ils l'ont atteint là seulement où il fallait l'atteindre au cerveau, au centre de la pensée, à l'âme ! oui, l'âme de la France, de l'humanité, du socialisme. Il n'est plus que le martyr de la paix qui s'en va !

Combien suis-je resté au commissariat ? Je n'en sais plus trop rien; je sais seulement qu'au milieu de ma douleur, il me fallait rédiger ma déposition. Une déposition glacée, administrative. Une heure, pour dix ou vingt lignes. Impossible d'y arriver et je suis là au milieu des journalistes interrogateurs, au cœur de reporters avides du détail sensationnel ou pittoresque et cependant, pour une fois, tous émus. Qui ne l'aurait été ?

A un moment donné, le directeur de la Sûreté générale entre en trombe avec quelques hauts fonctionnaires de la police. « Ah ! dit-il, je viens de voir un spectacle noble et extraordinaire. Auprès du corps de M. Jaurès, définitivement reconnu mort par le médecin, un officier de grande taille, un capitaine en tenue de campagne, décoré de la croix de la Légion d'honneur, est arrivé la figure bouleversée, les yeux rouges ; puis, d'un geste nerveux et simple, il a retiré sa croix et pieusement il l'a accrochée à la poitrine de M. Jaurès. Je voudrais connaître le nom de cet officier. Le nom me vient aux lèvres, puis j'ai un mouvement d'arrêt. Je me souviens du lieu où je suis, du personnage qui est devant moi, de sa fonction plutôt. Il s'en aperçoit et, avec une inexprimable expression de physionomie, il s'écrie :

— Ah non, je ne fais pas de ces besognes-là !

Et deux grosses larmes sincères, émouvantes, curieuses, significatives tombent lentement sur ses joues.

Près de L'Humantté, une foule immense, barrée par les agents, est là, pleurant, sanglotant, recueillie. Le malheur est su : de tous les coins de Paris, les amis connus, inconnus, les camarades socialistes, syndicalistes accourent, accourent encore. « C'est vrai ? interrogent-ils? Oui, c'est vrai », et puis, c'est tout. Ils restent là, figés, les regards vers le journal où les lumières brillent; le drapeau rouge de l'Humanité est déjà aux fenêtres, avec un crêpe noir, qui fait tache sur lui. Au journal, toutes les pièces sont combles : femmes, hommes, jeunes gens, jeunes filles, sanglotent éperdument. Dans la salle de direction, je retrouve les amis, c'est un cortège ininterrompu : douleur silencieuse, douleur bruyante, douleur parlée, douleur muette, toutes les gammes d'expression de la douleur humaine. Et par-dessus cela, oui, par-dessus cela, il reste encore de Jaurès pour chacun un lambeau de son infinie bonté. Pas une invective, pas une malédiction. Il n'y a pas besoin de mot d'ordre. Le journal, son journal l'Humanité, demain, sera digne de lui.

Tout juste si, sans commentaire, on écoute au téléphone Renaudel annoncer gravement à un Monsieur de l'Action française que leur note dégageant leur responsabilité sur la mort ne paraîtra pas, « les amis pensant qu'il ne serait pas décent de faire paraitre des lignes semblables dans l'Humanité, des regrets de ceux qui depuis longtemps par leurs campagnes actives ont amené l'acte fatal ». Et il a raccroché l'appareil sans même écouter les excuses à venir.

Mais le corps de Jaurès n'est déjà plus au Croissant, il a été conduit de suite à son domicile, dans sa petite maison de la rue de la Tour. Quinze cents personnes, dans la rue, chapeau bas, au pas de course, ont tenu à lui rendre les honneurs et ont suivi la voiture. Je veux le revoir une dernière fois.

Nous allons y aller. Dans la nuit nous voici donc : Renaudel, Landrieu, Albert Thomas, Lepert, son secrétaire et moi-même. Il est trois heures du matin.

Dans le calme quartier de Passy, tout dort. Nous voici devant la villa de Jaurès.

La maison est vide, la concierge ne sait que dire : « Un homme si bon ! » La bonne, les yeux rougis, silencieuse, fait entrer. Mme Jaurès n est pas là. Elle est dans le Tarn, et attend son mari pour les vacances bénies; le fils est chez des amis loin, loin, dans le Var. La fille était là, on vient de l'éloigner en proie à une crise nerveuse, après lui avoir annoncé la nouvelle.

Et c'est le pas chancelant, en serrant bien fort les mains pour me raidir, que nous entrons dans la chambre mortuaire. Le corps est là, le masque est d'un calme incomparable. Il n'a pas souffert, il semble sourire encore. Nous le regardons bien près, il n'a plus des yeux pour nous regarder, mais si la pensée, l'immense pensée est partout, tout le caractère de l'homme privé est dépeint sur son visage. Il s'en dégage avant tout, par-dessus tout, presque uniquement, une infinie bonté voulue et consciente, son amour de l'humanité et du monde.

Et je suis parti. Je suis rentré chez moi. J'y ai retrouvé ma femme, revenue de son côté. Nous nous sommes jetés dans les bras l'un de l'autre et elle m'a répété, en sanglotant, comme tantôt : « Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès ! »

E. POISSON.

Notes et références