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Retour à Cherbourg (1944)

De Wikimanche

Révision datée du 11 février 2019 à 10:20 par Teddy (discussion | contributions) (+ cat.)

Réfugiées depuis 1943 au Château d'Apilly à Saint-Senier-sous-Avranches pour fuir les bombardements, une centaine de fillettes et de jeunes filles de l'école du Sacré-Cœur de Cherbourg rentrent chez elles après la libération de la ville, vers le 20 août 1944. L'une d'elles, Thérèse Travers, âgée de 11 ans à cette date, rassemble ses souvenirs longtemps après, en 2015.


« La guerre finie, on rentrait donc à la maison... Plus de boches à l’horizon !

Contents, sûrement. Mais on n’avait pas idée des ruines laissées en ville par les bombardements et les pilonnages d’artillerie venus de terre comme de mer. Les Allemands, coincés dans le port et au-delà dans les forts et les bunkers, avaient ordre de tirer jusqu’au bout.

Les pensionnaires du château d'Apilly.

Nous voilà casés dans un car Choubrac, ces vieux cars avec un gros capot beige et marron, de longs garde-boue avec marchepied, équipé sans doute d’un gazogène, cahotant, crachant... Il a été spécialement frété pour nous, une centaine de gamines de 4 à 17 ans, élèves de l’école du Sacré-Cœur à Cherbourg, plus le personnel d’encadrement, qui avaient été mis à l’abri dans le château d'Apilly depuis mai 1943.

Depuis Saint-Senier-sous-Avranches, le trajet a été long, très long. Les routes étaient encombrées de convois militaires américains envoyés en renfort sur le front. Que de soldats, que de camions ! On n’avance pas. En plus des voyageurs, j’allais dire des rapatriés, il y avait en surpoids nos pauvres bagages sur le toit, qui brinquebalaient à toutes les secousses.

Enfin, on rentre... Quel exploit ! Tous les cinq, quelle chance après tout cela ! On ramenait aussi, ma mère l’avait promis, Françoise, mon amie de pension, et sa petite sœur Marguerite. On ne savait pas trop où étaient leurs parents.

Arrivés en haut des Rouges-Terres, on domine la rade de Cherbourg. Vision extraordinaire : des dirigeables – on disait des saucisses – partout dans le ciel, au-dessus de la ville et du port, barrages contre les avions allemands, qui avaient tenté de revenir. Incroyable paysage auquel rien ne nous avait préparés puisque les postes de TSF avaient été réquisitionnés, que les actualités au cinéma étaient orientées et la presse censurée.

Je ne me souviens pas comment mon père et mon frère de 22 ans, réfractaires, donc clandestins, avaient fait quelques kilomètres avec les Américains, seuls ou avec d’autres hommes du car. Mon frère devait être content de se documenter en anglais (il avait déjà tenu compagnie à un pauvre GI oublié en sentinelle sur la route).

De nombreuses rues portent les marques de la guerre. Les dégâts dans la rue Tour-Carrée m’impressionnent. Mon quartier a plutôt été préservé.

Contente de retrouver la maison, rue Émile-Zola ? Sûrement, après toutes ces émotions. Mais je dois que je ne me souviens pas d’une joie débordante.

En quittant notre demeure, mon père avait fait une pancarte – carton blanc, superbe écriture carrée à l’encre de Chine – sur laquelle il avait écrit en caractères d’imprimerie, digne du dessinateur qu’il était, et en allemand : « Ici habitent des ouvriers : respectez leurs biens ».

Donc, on pousse la porte. Ouf ! Pas de vol. Tout est en ordre. Mais alors, que de poussière ! De la grosse poussière partout. Ma mère : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

L’arrière de la maison était en direction de la montagne du Roule et du fort du même nom, occupé par les Allemands, tirant sans cesse sur les croiseurs et les torpilleurs s’aventurant devant Cherbourg. La fenêtre de la cuisine avait été soufflée par ces tirs. Mon père savait remettre les vitres.

Il paraît, d’après Françoise, que j’ai saisi un chiffon pour épousseter. Je ne me savais si maniaque !

La vie reprend. On retrouve son boulanger, son épicier, son boucher. Le grand magasin Ratti est encore fermé, ainsi que Margolis (vêtements). On s’habitue aux tickets de rationnement, insuffisants. Il faut « se débrouiller ». Tout le monde le fait. Notre famille bénéficie de l’aide de cousins habitant la campagne, au Rozel, qui nous fournissent quelques légumes, surtout des patates. Les femmes s’adonnent passionnément à la couture. On crée une nouvelle veste avec deux autres abîmées. Les hommes portent parfois des chemises sans col ni poignets. On les a coupés, trop usés. Aucun morceau de tissu n’est perdu. On fait un chemisier d’une robe déchirée. Des bouts de robe récupérés ici et là font une confortable couverture.

Mon père reprend son travail à l’arsenal, comme tant d’autres. »