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'''Albert Londres''', né le 1er novembre [[1884]] à Vichy, décédé le 16 mai [[1932]] dans l'océan Indien, est un journaliste et écrivain français qu'un lien ténu lie à la Manche.
'''« Les Forçats de la route »''' est un article de presse écrit à [[Coutances]] par Albert Londres en [[1924]].


==Et les ″Forçats de la route″ naquirent à Coutances==
==Et les « Forçats de la route » naquirent à Coutances==
S’il est vrai que le lien entre la Manche et Albert Londres, l’un des plus grands journalistes internationaux de la première partie du XX{{e}} siècle, est très ténu, il est incontestablement à l’origine de l’une des légendes les plus fortes – sans doute la plus forte ? du Tour de France : la naissance des ″Forçats de la route″ au Café de la Gare à [[Coutances]].
[[Fichier:1919pelissier.jpg|thumb|190px|Henri Pelissier, en 1919.]]


C’est la raison pour laquelle cette histoire d’abandon de coureurs qui aurait pu n’être qu’anecdotique, est devenue symbolique. De quoi s’agit-il ? 3 coureurs, Henri et Francis Pelissier et Maurice Ville, unanimement reconnus pour leur talent le premier nommé a gagné le Tour en [[1923]] – mais aussi pour leurs fréquents coups de gueule notamment à l’égard des organisateurs, s’aperçoivent en ce début de Tour [[1924]] qu’ils vont être dominés par un jeune prodige, Ottavio Bottechia.
Albert Londres, né à Vichy (Allier) le 1{{er}} novembre [[1884]], décédé dans l'océan Indien le 16 mai [[1932]], est un journaliste français emblématique. S’il est vrai que le lien entre la Manche et Albert Londres, l’un des plus grands journalistes internationaux de la première partie du XX{{e}} siècle, est très ténu, il est incontestablement à l’origine de l’une des légendes les plus fortes sans doute la plus forte ? - du [[Tour de France dans la Manche|Tour de France]] : la naissance des « Forçats de la route » au Café de la Gare à [[Coutances]].


Au cours de l’étape [[Cherbourg]]-Brest, ils abandonnent prétextant un problème de règlement qu’ils jugent abusif, et s’arrêtent au Café de la Gare à Coutances. Albert Londres, journaliste au Petit Parisien, journal concurrent de l’Auto, organisateur de l’épreuve, qui est pourtant déjà arrivé à [[Granville]], flaire le ″bon coup″, revient à Coutances et les rejoint attablés au Café de la Gare
C’est la raison pour laquelle cette histoire d’abandon de coureurs qui aurait pu n’être qu’anecdotique, est devenue symbolique. De quoi s’agit-il ? Trois coureurs, Henri et Francis Pelissier et Maurice Ville, unanimement reconnus pour leur talent – le premier nommé a gagné le Tour en [[1923]] – mais aussi pour leurs fréquents coups de gueule notamment à l’égard des organisateurs, s’aperçoivent en ce début de Tour [[1924]] qu’ils vont être dominés par un jeune prodige, Ottavio Bottecchia.
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Les Pelissier lui racontent leurs malheurs et vident leur sac au propre comme au figuré (''ils montrent la cocaïne et les pilules qu’ils prennent pour ″tenir″ !'').


Albert Londres qui rentre de Cayenne et vient d’écrire un best-seller de l’époque ″Au bagne″, titre ″Les Forçats de la route″. Son article entre dans la légende du Tour… (''cet article est reproduit in extenso dans l’excellent hors série du journal l’Équipe « 100 ans de Tour de France »'').
Au cours de l’[[Troisième étape du Tour de France 1924|étape Cherbourg-Brest]], ils abandonnent prétextant un problème de règlement qu’ils jugent abusif, et s’arrêtent au Café de la Gare à Coutances. Albert Londres, journaliste au quotidien ''Le Petit Parisien'', journal concurrent de ''L’Auto'', organisateur de l’épreuve, qui est pourtant déjà arrivé à [[Granville]], flaire le « bon coup », revient à Coutances et les rejoint attablés au Café de la Gare.


Les organisateurs ne décolèrent pas de ce qu’ils considèrent comme une manipulation à leur encontre. Il est certain que cette page de l’histoire du Tour en particulier et du sport en général, est un exemple frappant des rapports presse-organisateurs-concurrents à l’occasion d’une grande organisation, tout particulièrement au temps où la presse écrite est toute puissante. Les temps n’ont d’ailleurs pas beaucoup changé lorsqu’en [[1998]], en pleine affaire de dopage, le journal Le Monde pousse le bouchon aussi loin et demande même l’arrêt du Tour de France. Autre temps, mêmes mœurs…
Les Pélissier lui racontent leurs malheurs et vident leur sac au propre comme au figuré (''ils montrent la cocaïne et les pilules qu’ils prennent pour ″tenir″ !'').


À noter que le Café de la Gare à Coutances, lui, n’a pas survécu à sa légende et a été rasé en 1998.
Son article entre dans la légende du Tour, sous le titre « Les Forçats de la route », qu'il ne prend pourtant que plus tard, en résonance avec le best-seller qu'Albert Londres qui rentre de Cayenne vient d’écrire, ''Au bagne''.


==Source==
Les organisateurs ne décolèrent pas de ce qu’ils considèrent comme une manipulation à leur encontre. Il est certain que cette page de l’histoire du Tour en particulier et du sport en général, est un exemple frappant des rapports presse-organisateurs-concurrents à l’occasion d’une grande organisation, tout particulièrement au temps où la presse écrite est toute puissante. Les temps n’ont d’ailleurs pas beaucoup changé lorsqu’en [[1998]], en pleine affaire de dopage, le journal ''Le Monde'' pousse le bouchon aussi loin et demande même l’arrêt du Tour de France. Autre temps, mêmes mœurs…
''Dictionnaire des personnages remarquables de la Manche'', tome  3, Jean-François Hamel, sous la direction de René Gautier, ISBN 2914541171


==Plus d’infos ==
À noter que le Café de la Gare à Coutances, lui, n’a pas survécu à sa légende et a été rasé en [[1998]].
* [http://www.normandiffusion.com/ Éditions Eurocibles, Marigny]  
* [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k605794c L'article d'Albert Londres], dans le ''Petit Parisien'', du 27 juin 1924.


{{DEFAULTSORT:Londres, Albert}}
== Article du 27 juin 1924 ==
[[Catégorie:Personnalité journalistique de la Manche]]
Article paru dans ''Le Petit Parisien'' le 27 juin 1924, pages 1 et 2 <ref>Albert Londres, « Les forçats de la route », ''Le Petit Parisien'', 27 juin 1924 [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k605794c ''(lire en ligne)''].</ref>.
 
;LE TOUR DE FRANCE
;LES PÉLISSIER ET LEUR CAMARADE VILLE ABANDONNENT
;BEECKMAN GAGNE. LA TROISIÈME ÉTAPE
:(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
 
::« [[Coutances]], 27 juin.
 
Ce matin, nous avions précédé le peloton…
 
Nous étions à [[Granville]] et six heures sonnaient. Des coureurs, soudain, défilèrent. Aussitôt la foule, sûre de son affaire, cria :
:– Henri ! Francis !
 
Henri et Francis n'étaient pas dans le lot. On attendit. Les deux catégories passées, les « ténébreux » passés – les « ténébreux » sont les touristes-routiers, des petits gars courageux, qui ne font pas partie des riches maisons de cycles, ceux qui n'ont pas de « boyaux », mais ont du cœur au ventre – ni Henri ni Francis ne paraissaient.
 
La nouvelle parvint : les Pélissier ont abandonné. Nous retournons à la Renault et, sans pitié pour les pneus, remontons sur Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus…
 
Coutances. Une compagnie de gosses discute le coup.
:– Avez-vous vu les Pélissier ?
:– Même que je les ai touchés, répond un morveux.
:– Tu sais où ils sont ?...
:– Au café de la Gare. Tout le monde y est.
 
Tout le monde y était ! Il faut jouer des coudes pour entrer chez le « bistro ». Cette foule est silencieuse. Elle ne dit rien, mais regarde, bouche béante, vers le fond de la salle. Trois maillots sont installés devant trois bols de chocolat. C'est Henri, Francis, et le troisième n'est autre que le second, je veux dire Ville, arrivé second au Havre et à Cherbourg.
 
:- Un coup de tête ?
:- Non, dit Henri. Seulement, on n'est pas des chiens...
:- Que s'est-il passé ?
:- Question de bottes ou plutôt question de maillots ! Ce matin, à Cherbourg, un commissaire s'approche de moi et, sans rien me dire, relève mon maillot. Il s'assurait que je n'avais pas deux maillots. Que diriez-vous, si je soulevais votre veste pour voir si vous avez bien une chemise blanche ? Je n'aime pas ces manières, voilà tout.
:- Qu'est-ce que cela pouvait lui faire que vous ayez deux maillots ?
:- Je pourrais en avoir quinze, mais je n'ai pas le droit de partir avec deux et d'arriver avec un.
:- Pourquoi ?
:- C'est le règlement. Il ne faut pas seulement courir comme des brutes, mais geler ou étouffer. Ça fait également partie du sport, paraît-il. Alors je suis allé trouver Desgranges : - Je n'ai pas le droit de jeter mon maillot sur la route alors ?... - Non, vous ne pouvez pas jeter le matériel de la maison... - Il n'est pas à la maison, i! est à moi... - Je ne discute pas dans la rue... - Si vous ne discutez pas dans la rue, je vais me recoucher. - On arrangera cela à Brest... - A Brest, ce sera tout arrangé, parce que je passerai la main avant... Et j'ai passé la main !
:- Et votre frère ?
:- Mon frère est mon frère, pas, Francis ?
 
Et ils s'embrassent par-dessus leur chocolat.
:- Francis roulait déjà, j'ai rejoint le peloton et dit : « Viens, Francis ! On plaque. »
:- Et cela tombait comme du beurre frais sur une tartine, dit Francis, car, justement ce matin, j'avais mal au ventre, et je ne me sentais pas nerveux.
:- Et vous, Ville ?
:- Moi, répond Ville, qui rit comme un bon bébé, ils m'ont trouvé en détresse sur la route. J'ai « les rotules en os de mort ».
 
Les Pélissier n'ont pas que des jambes ils ont une tête et, dans cette tête, du jugement.
:- Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France, dit Henri, c'est un calvaire. Et encore le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du
 
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:départ à l'arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez.
 
De son sac, il sort une fiole :
:- Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives.
:- Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
:- Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.
 
Ils en sortent trois boites chacun.
:- Bref ! dit Francis, nous marchons à la « dynamite » ?
 
Henri reprend
:- Vous ne nous avez pas encore vus au bain à l'arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l'œil dans l'eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. Regardez nos lacets, ils sont en cuir. Eh bien ! ils ne tiennent pas toujours, ils se rompent, et c'est du cuir tanné, du moins on le suppose. Pensez ce que devient notre peau ! Quand nous descendons de machine, on passe à travers nos chaussettes, à travers notre culotte, plus rien ne nous tient au corps.
:- Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette.
:- Et les ongles des pieds, dit Henri, j'en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape.
:- Mais ils renaissent pour l'année suivante, dit Francis.
 
Et, de nouveau, les deux frères s'embrassent, toujours par-dessus les chocolats.
:- Eh bien tout ça — et vous n'avez rien vu, attendez les Pyrénées, c'est le ''hard labour'', — tout ça nous l'encaissons. Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons. On n'est pas des fainéants, mais, au nom de Dieu, qu'on ne nous embête pas. Nous acceptons le tourment, nous ne voulons pas de vexations ! je m'appelle Pélissier et non Azor ! J'ai un journal sur le ventre, je suis parti avec, il faut que j'arrive avec. Si je le jette, pénalisation. Quand nous crevons de soif, avant de tendre notre bidon à l'eau qui coule, on doit s'assurer que ce n'est pas quelqu'un, à cinquante mètres qui la pompe. Autrement : pénalisation. Pour boire, il faut pomper soi-même. Un jour viendra où l'on nous mettra du plomb dans les poches, parce que l'on trouvera que Dieu a fait l'homme trop léger. Si l'on continue sur cette pente, il n'y aura bientôt que des « clochards » et plus d'artistes. Le sport devient fou furieux.
:- Oui, dit Ville, fou furieux
 
Un gosse s'approcha
:- Qu'est-ce que tu veux, mon petit ? fait Henri.
:- Alors, monsieur Pélissier, puisque vous n'en voulez plus, qui qui va gagner maintenant ? »
 
''Albert Londres.''
 
==Bibliographie==
*''Les Forçats de la route'', A. Londres, éditeur : Arléa, 7 mai 2008, ISBN 286959819X
*''Au Bagne'', A. Londres, éditeur : Arléa, 27 mars 2008, ISBN 2869598165
 
{{Notes et références}}
 
{{CLEDETRI:Forcats}}
[[Catégorie:Tour de France cycliste dans la Manche|1924-06-26]]
[[Catégorie:1924|1924-06-26]]
[[Catégorie:Histoire de Coutances|1924-06]]

Version du 9 août 2022 à 09:24

« Les Forçats de la route » est un article de presse écrit à Coutances par Albert Londres en 1924.

Et les « Forçats de la route » naquirent à Coutances

Henri Pelissier, en 1919.

Albert Londres, né à Vichy (Allier) le 1er novembre 1884, décédé dans l'océan Indien le 16 mai 1932, est un journaliste français emblématique. S’il est vrai que le lien entre la Manche et Albert Londres, l’un des plus grands journalistes internationaux de la première partie du XXe siècle, est très ténu, il est incontestablement à l’origine de l’une des légendes les plus fortes – sans doute la plus forte ? - du Tour de France : la naissance des « Forçats de la route » au Café de la Gare à Coutances.

C’est la raison pour laquelle cette histoire d’abandon de coureurs qui aurait pu n’être qu’anecdotique, est devenue symbolique. De quoi s’agit-il ? Trois coureurs, Henri et Francis Pelissier et Maurice Ville, unanimement reconnus pour leur talent – le premier nommé a gagné le Tour en 1923 – mais aussi pour leurs fréquents coups de gueule notamment à l’égard des organisateurs, s’aperçoivent en ce début de Tour 1924 qu’ils vont être dominés par un jeune prodige, Ottavio Bottecchia.

Au cours de l’étape Cherbourg-Brest, ils abandonnent prétextant un problème de règlement qu’ils jugent abusif, et s’arrêtent au Café de la Gare à Coutances. Albert Londres, journaliste au quotidien Le Petit Parisien, journal concurrent de L’Auto, organisateur de l’épreuve, qui est pourtant déjà arrivé à Granville, flaire le « bon coup », revient à Coutances et les rejoint attablés au Café de la Gare.

Les Pélissier lui racontent leurs malheurs et vident leur sac au propre comme au figuré (ils montrent la cocaïne et les pilules qu’ils prennent pour ″tenir″ !).

Son article entre dans la légende du Tour, sous le titre « Les Forçats de la route », qu'il ne prend pourtant que plus tard, en résonance avec le best-seller qu'Albert Londres qui rentre de Cayenne vient d’écrire, Au bagne.

Les organisateurs ne décolèrent pas de ce qu’ils considèrent comme une manipulation à leur encontre. Il est certain que cette page de l’histoire du Tour en particulier et du sport en général, est un exemple frappant des rapports presse-organisateurs-concurrents à l’occasion d’une grande organisation, tout particulièrement au temps où la presse écrite est toute puissante. Les temps n’ont d’ailleurs pas beaucoup changé lorsqu’en 1998, en pleine affaire de dopage, le journal Le Monde pousse le bouchon aussi loin et demande même l’arrêt du Tour de France. Autre temps, mêmes mœurs…

À noter que le Café de la Gare à Coutances, lui, n’a pas survécu à sa légende et a été rasé en 1998.

Article du 27 juin 1924

Article paru dans Le Petit Parisien le 27 juin 1924, pages 1 et 2 [1].

LE TOUR DE FRANCE
LES PÉLISSIER ET LEUR CAMARADE VILLE ABANDONNENT
BEECKMAN GAGNE. LA TROISIÈME ÉTAPE
(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
« Coutances, 27 juin.

Ce matin, nous avions précédé le peloton…

Nous étions à Granville et six heures sonnaient. Des coureurs, soudain, défilèrent. Aussitôt la foule, sûre de son affaire, cria :

– Henri ! Francis !

Henri et Francis n'étaient pas dans le lot. On attendit. Les deux catégories passées, les « ténébreux » passés – les « ténébreux » sont les touristes-routiers, des petits gars courageux, qui ne font pas partie des riches maisons de cycles, ceux qui n'ont pas de « boyaux », mais ont du cœur au ventre – ni Henri ni Francis ne paraissaient.

La nouvelle parvint : les Pélissier ont abandonné. Nous retournons à la Renault et, sans pitié pour les pneus, remontons sur Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus…

Coutances. Une compagnie de gosses discute le coup.

– Avez-vous vu les Pélissier ?
– Même que je les ai touchés, répond un morveux.
– Tu sais où ils sont ?...
– Au café de la Gare. Tout le monde y est.

Tout le monde y était ! Il faut jouer des coudes pour entrer chez le « bistro ». Cette foule est silencieuse. Elle ne dit rien, mais regarde, bouche béante, vers le fond de la salle. Trois maillots sont installés devant trois bols de chocolat. C'est Henri, Francis, et le troisième n'est autre que le second, je veux dire Ville, arrivé second au Havre et à Cherbourg.

- Un coup de tête ?
- Non, dit Henri. Seulement, on n'est pas des chiens...
- Que s'est-il passé ?
- Question de bottes ou plutôt question de maillots ! Ce matin, à Cherbourg, un commissaire s'approche de moi et, sans rien me dire, relève mon maillot. Il s'assurait que je n'avais pas deux maillots. Que diriez-vous, si je soulevais votre veste pour voir si vous avez bien une chemise blanche ? Je n'aime pas ces manières, voilà tout.
- Qu'est-ce que cela pouvait lui faire que vous ayez deux maillots ?
- Je pourrais en avoir quinze, mais je n'ai pas le droit de partir avec deux et d'arriver avec un.
- Pourquoi ?
- C'est le règlement. Il ne faut pas seulement courir comme des brutes, mais geler ou étouffer. Ça fait également partie du sport, paraît-il. Alors je suis allé trouver Desgranges : - Je n'ai pas le droit de jeter mon maillot sur la route alors ?... - Non, vous ne pouvez pas jeter le matériel de la maison... - Il n'est pas à la maison, i! est à moi... - Je ne discute pas dans la rue... - Si vous ne discutez pas dans la rue, je vais me recoucher. - On arrangera cela à Brest... - A Brest, ce sera tout arrangé, parce que je passerai la main avant... Et j'ai passé la main !
- Et votre frère ?
- Mon frère est mon frère, pas, Francis ?

Et ils s'embrassent par-dessus leur chocolat.

- Francis roulait déjà, j'ai rejoint le peloton et dit : « Viens, Francis ! On plaque. »
- Et cela tombait comme du beurre frais sur une tartine, dit Francis, car, justement ce matin, j'avais mal au ventre, et je ne me sentais pas nerveux.
- Et vous, Ville ?
- Moi, répond Ville, qui rit comme un bon bébé, ils m'ont trouvé en détresse sur la route. J'ai « les rotules en os de mort ».

Les Pélissier n'ont pas que des jambes ils ont une tête et, dans cette tête, du jugement.

- Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France, dit Henri, c'est un calvaire. Et encore le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du

[page 2]

départ à l'arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez.

De son sac, il sort une fiole :

- Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives.
- Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
- Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.

Ils en sortent trois boites chacun.

- Bref ! dit Francis, nous marchons à la « dynamite » ?

Henri reprend

- Vous ne nous avez pas encore vus au bain à l'arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l'œil dans l'eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. Regardez nos lacets, ils sont en cuir. Eh bien ! ils ne tiennent pas toujours, ils se rompent, et c'est du cuir tanné, du moins on le suppose. Pensez ce que devient notre peau ! Quand nous descendons de machine, on passe à travers nos chaussettes, à travers notre culotte, plus rien ne nous tient au corps.
- Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette.
- Et les ongles des pieds, dit Henri, j'en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape.
- Mais ils renaissent pour l'année suivante, dit Francis.

Et, de nouveau, les deux frères s'embrassent, toujours par-dessus les chocolats.

- Eh bien tout ça — et vous n'avez rien vu, attendez les Pyrénées, c'est le hard labour, — tout ça nous l'encaissons. Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons. On n'est pas des fainéants, mais, au nom de Dieu, qu'on ne nous embête pas. Nous acceptons le tourment, nous ne voulons pas de vexations ! je m'appelle Pélissier et non Azor ! J'ai un journal sur le ventre, je suis parti avec, il faut que j'arrive avec. Si je le jette, pénalisation. Quand nous crevons de soif, avant de tendre notre bidon à l'eau qui coule, on doit s'assurer que ce n'est pas quelqu'un, à cinquante mètres qui la pompe. Autrement : pénalisation. Pour boire, il faut pomper soi-même. Un jour viendra où l'on nous mettra du plomb dans les poches, parce que l'on trouvera que Dieu a fait l'homme trop léger. Si l'on continue sur cette pente, il n'y aura bientôt que des « clochards » et plus d'artistes. Le sport devient fou furieux.
- Oui, dit Ville, fou furieux

Un gosse s'approcha

- Qu'est-ce que tu veux, mon petit ? fait Henri.
- Alors, monsieur Pélissier, puisque vous n'en voulez plus, qui qui va gagner maintenant ? »

Albert Londres.

Bibliographie

  • Les Forçats de la route, A. Londres, éditeur : Arléa, 7 mai 2008, ISBN 286959819X
  • Au Bagne, A. Londres, éditeur : Arléa, 27 mars 2008, ISBN 2869598165

Notes et références

  1. Albert Londres, « Les forçats de la route », Le Petit Parisien, 27 juin 1924 (lire en ligne).