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La Digue de Cherbourg par Charles Lenthéric (1901)

De Wikimanche

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Charles Lenthéric (1837-1914), inspecteur général des Ponts et Chaussées, publie « Côtes et ports français de la Manche » dans la Revue des deux Mondes en 1901.

En 1906, son étude est publiée sous forme de livre à la librairie Plon.

Voie l'extrait qui concerne la digue de Cherbourg :

« Quelle que soit l’ancienneté de Cherbourg, sur laquelle il est difficile d’être parfaitement fixé, son importance sérieuse ne date en réalité que du jour où Vauban, par un coup de génie, l’a désigné, à l’exclusion de tout autre point de nos côtes, pour devenir le port de refuge, le centre d’armement, et le bastion avancé de notre frontière maritime sur la Manche. Le terrible désastre de la Hougue avait démontré la nécessité de posséder quelque part sur les côtes de la presqu’île une rade qui permît de mettre toutes nos flottes de combat à l’abri du mauvais temps et de l’ennemi, et d’être en même temps le point d’appui pour l’essor d’une expédition. Cette rade n’existait nulle part ; il fallait la créer de toutes pièces et la conquérir sur la mer. Vauban eut d’abord l’idée d’enraciner deux digues, l’une de 400 mètres la pointe du Homet, qui marque la saillie du port militaire moderne, l’autre, de 1 200 mètres, à l’île Pelée, qui constitue, à près de 1 500 mètres au large, au-devant du port des Flamands actuel, un écran protecteur contre les vents du large. Les deux digues, courant au-devant l’une de l’autre, auraient ainsi laissé entre elles une large passe de 1 800 mètres. Si ce projet avait été exécuté, le mouillage abrité aurait été réduit à la petite rade actuelle ; les grands fonds auraient été à l’extérieur des digues, et les vaisseaux d’un fort tonnage, obligés de rester au large en dehors des ouvrages de protection.

Trois quarts de siècle s’écoulèrent heureusement sans qu’on mît la main à l’œuvre ; et on se contenta de faire dans le port même des travaux de creusement de bassins, d’écluses, de quais et d’aménagement intérieur. Mais, en 1775, le capitaine de vaisseau de la Bretonnière, qui était peut-être le marin de l’époque connaissant le mieux les parages de la Manche, reprit la grande pensée de Vauban et la modifia d’une manière très heureuse. Il demanda énergiquement qu’on rejetât à plus d’une lieue au large la jetée de l’Ouest ; qu’au lieu de lui donner comme point d’appui le cap du Homet, on l’enracinât à près de 4 kilomètres plus loin, à l’Est, à la pointe de Querqueville ; qu’elle s’avançât alors résolument dans les grandes profondeurs, laissant entre l’extrémité de ses maisons et celui de la jetée de l’île Pelée une passe de 800 mètres seulement, qu’il estimait très largement suffisante pour le passage des vaisseaux en tenant compte des modifications, des déviations de route et des dérives inévitables par les gros temps. La rade aurait eu le double avantage d’être cinq fois plus spacieuse et d’être beaucoup mieux abritée contre la houle du large ; et on aurait pu effectuer sous la protection des deux grandes jetées toutes les manœuvres d’appareillage d’une flotte, qui, d’après le système de Vauban, devaient être faites en dehors et à découvert. C’était une solution grandiose et sans précédent. On la trouva d’abord extrêmement hardie, et on pensait même qu’elle dépasserait de beaucoup toutes les exigences de l’avenir. L’expérience a démontré malheureusement le contraire. On commence en effet à regretter aujourd’hui que la digue n’ait pas été établie encore plus au large, et on se demande quelquefois avec un peu d’inquiétude si l’envasement progressif qui se produit inévitablement pendant les calmes qui succèdent aux tempêtes et l’augmentation toujours croissante du nombre et du tonnage des navires n’obligeront pas, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’adjoindre au mouillage de Cherbourg la rade voisine de Bretteville, que l’on défendrait contre les courans de marée, toujours à redouter dans ces parages, par une autre grande digue enracinée au cap Lévy.

Quoi qu’il en soit, le projet par trop restreint de Vauban fut abandonné. La direction proposée par le commandant de la Bretonnière fut adoptée dans ses grandes lignes. On décida seulement que, sur le même tracé, au lieu d’enraciner deux digues à la côte, présentant entre elles une ouverture pour permettre l’entrée et la sortie de la rade par le milieu, on construirait une seule digue isolée dans l’alignement de la pointe de Querqueville à l’île Pelée, laissant deux passes entre chacune de ses extrémités et la terre, l’une à l’ouest, l’autre à l’est. C’est la digue qui existe aujourd’hui.

Mais la construction d’un pareil ouvrage était à cette époque une nouveauté, presque une aventure. Il fallut arrêter, inventer presque le mode d’exécution des travaux ; et c’est alors que commencèrent les difficultés, les mécomptes et même les dangers. La France entière et une partie de l’Europe avaient les yeux sur le projet colossal de cette digue, dont le système de fondation à une profondeur de près de 20 mètres, dans une mer souvent tumultueuse, surexcita beaucoup l’imagination des hommes de l’art. On songea naturellement tout d’abord au vieux procédé antique, le coulage de carcasses de navires remplis de moellons bruts. On espérait, après avoir ainsi échoué une flotte entière, constituer une sorte de noyau résistant que l’on aurait recouvert de pierres perdues au-dessus desquelles on aurait pu exécuter des maçonneries. Mais les carcasses des navires furent bientôt démolies, les moellons dispersés, et on n’obtint qu’un résultat insignifiant.

C’est alors qu’on imagina de construire la digue par fragmens, atteignant tout de suite toute sa hauteur au moyen d’une série de grands cônes tronqués, en charpente, dont les bases seulement se seraient touchées au fond de l’eau et qui auraient laissé entre eux une série de vides. Cette curieuse conception fut élaborée par l’ingénieur en chef de la généralité de Rouen, M. de Cessart, déjà célèbre par la construction du pont de Tours, qui avait présenté d’assez sérieuses difficultés, et dont la solidité, disait-on, devait être à toute épreuve puisqu’il avait pu supporter sans se rompre le passage du convoi de Mme du Barry, « qui était certainement le plus grand fardeau de l’époque. » Le pont de Tours donnait une grande autorité à M. de Cessart, et on se mit résolument à l’œuvre.

Ces fameux cônes étaient d’énormes coffres en charpente d’une hauteur moyenne de 20 mètres, présentant un diamètre de 45 mètres à la base et de 20 mètres au sommet. Ils devaient être remplis de moellons jusqu’au niveau des basses mers, de béton par-dessus, jusqu’en haut ; le couronnement, enfin, devait être en pierres de granit taillées et maçonnées. Le projet comportait l’échouage de 90 cônes, qui auraient été juxtaposés à côté les uns des autres, tangens à leurs bases et formant par conséquent un môle discontinu et à claire-voie. Ces singuliers pylônes devaient, dans la pensée de leur inventeur, fonctionner comme des brise-lames ; et les vides qui les séparaient au niveau de l’eau devaient être reliés par des chaînes en fer destinées à empêcher le passage des barques.

Le montage, la mise à flot, la remorque et l’échouage de ces pièces colossales étaient de véritables événemens, des solennités même qu’on accompagnait quelquefois de réjouissances publiques. Le premier cône fut construit au Havre, puis démonté, expédié non sans peine à Cherbourg par des chalands où on le remonta dans l’anse de Chantereyne en présence d’une foule transportée de joie. Tous les autres furent construits sur la plage voisine, ce qui était plus pratique. On les faisait flotter au moyen d’une ceinture de tonneaux vides ; on les remorquait jusqu’à la place qu’ils devaient occuper ; et on profitait d’une série de beaux jours et d’une mer calme pour les remplir fiévreusement de blocs et hâter leur échouage.

Ces opérations souvent très laborieuses furent pendant quelque temps la principale « attraction » du jour. On accourait à Cherbourg de tous les points de la France et aussi de l’étranger. On y trouvait réunis pendant des semaines entières la cour et la ville. Les princes, le roi en personne, y vinrent en grande pompe ; et le bon Louis XVI gardait même un peu naïvement à Versailles le modèle d’un de ces fameux cônes qui l’avaient particulièrement séduit et tapissait de ses dessins les murs de son cabinet.

L’enthousiasme était général, mais on dut bientôt en rabattre. Les gros temps de l’hiver ne tardèrent pas à secouer ces formidables machines ; et les moellons, au lieu de se tasser à l’intérieur, étaient quelquefois secoués comme du grain dans un van. Le forage silencieux des tarets accomplissait ensuite lentement son œuvre de désagrégation, et des millions de vers de mer acharnés après la charpente la percèrent bientôt de trous. La mer enfin, l’implacable mer bouleversait périodiquement les chantiers, et chaque tempête occasionnait des avaries désespérantes. Une vingtaine de cônes seulement purent être échoués ; mais, bientôt disloqués et réduits en débris, ils ne laissèrent plus qu’un amoncellement de ruines, dont la base cependant, immergée à de grandes profondeurs, pouvait résister encore assez bien à l’agitation des flots et constituait un empâtement à peu près fixe. On avait ainsi la preuve que la solution pratique était avant tout, l’échouage d’une masse énorme de rochers et de moellons, et, pour se les procurer, on dut entamer les flancs de la falaise voisine. Pendant près de trois quarts de siècle, on transporta pour ainsi dire la montagne dans la mer ; on construisit sans discontinuité le socle d’une longue île artificielle dont les talus étaient réglés par l’action même des flots ; et plusieurs générations d’ingénieurs attachés à cette grande œuvre y ont courageusement déployé une constance, une fermeté et un dévouement auxquels on ne saurait accorder trop de louanges [1].

Les difficultés devaient nécessairement s’accroître avec l’élévation de la digue ; car, si les vagues n’avaient pas d’action très sensible sur les parties profondes, elles prenaient terriblement leur revanche dès qu’on approchait du niveau de la mer, et causèrent plusieurs fois de déplorables malheurs. L’histoire de cette lutte acharnée tient à la fois du drame et du roman, et chaque accident était une leçon dont on tirait parti.

Au fur et à mesure qu’on s’élevait, des coups de mer d’une extrême violence renversaient les épaulemens et culbutaient les travailleurs ; des casernes et des batteries à demi construites furent plusieurs fois rasées par les vagues, des compagnies entières d’ouvriers et de soldats furent noyées. À plusieurs reprises, des brèches, de profonds sillons, de véritables cavernes menacèrent de disloquer et presque d’anéantir des constructions que l’on croyait avoir acquis une stabilité définitive ; et on a conservé le souvenir de la fatale nuit du 12 février 1808, au cours de laquelle presque tout le personnel des travaux et toutes les troupes casernées dans les forts furent emportés et perdus. Ce fut la plus effroyable tempête du siècle : seuls quelques prisonniers aux fers ne purent s’enfuir, et furent préservés d’une mort tragique et retrouvés le lendemain enchaînés, à demi noyés, mais encore vivans.

Mais chaque désastre apportait son enseignement et était même l’occasion de sacrifices et de dévouemens qui relevaient tous les courages ; et on doit conserver entre tous le nom du modeste ingénieur qui surveilla en sous-ordre pendant dix ans, de 1843 à 1853, dans la seconde période de la construction, les travaux de la digue partout émergée et battue par les vagues, et y resta fixé plus de cinq ans, jour et nuit, ne remettant les pieds à Cherbourg que lorsque le grand ouvrage fut complètement terminé. C’était à la vérité l’époque héroïque des Ponts et Chaussées ; et cet acte digne des temps antiques, un peu oublié peut-être aujourd’hui, nous paraît devoir être rappelé [2].

La digue de Cherbourg, définitivement terminée en 1853, peut être considérée comme une des plus grandes œuvres du génie moderne ; comme puissance et dimensions, elle n’a pas été dépassée. C’est une île factice formant une sorte de monolithe pesant plus de 200 tonnes par mètre courant, couronné d’une plate-forme de granit que la morsure de la mer ne peut plus entamer et sur laquelle les galets projetés par les vagues glissent sans s’arrêter et retombent au pied qu’ils consolident.

La digue n’éprouve plus, même pendant les grosses tempêtes, que quelques tressaillemens à peine sensibles ; et, grâce au renouvellement régulier des blocs de défense échoués sur sa face extérieure, on n’a pas à craindre de longtemps d’avaries sérieuses. Sentinelle audacieusement avancée en face de l’Angleterre, elle peut recevoir et défendre les flottes qui viendront y chercher un asile, et elle protège efficacement la ligne de nos côtes en retrait de la Bretagne et de la Normandie, qui ne présentait qu’un petit nombre d’abris naturels. Elle est fondée par des profondeurs moyennes de 12 à 13 mètres au-dessous des plus basses eaux, de 20 mètres par conséquent au-dessous des plus hautes mers d’équinoxe. Elle a 3 700 mètres environ de longueur à la base, 3 550 mètres à son couronnement ; c’est à peu près la distance de la cour du Louvre à l’Arc de triomphe de l’Étoile. Orientée presque exactement de l’est à l’ouest, elle présente deux alignemens formant un angle très obtus de 170 degrés. Au centre et à ses deux extrémités sont disposés des forts casemates dont les feux battent la pleine mer. Les coteaux qui dominent la rade sont en outre littéralement couverts de batteries. Le port militaire, situé un peu au-dessous de la pointe du Homet, se compose de trois grands bassins creusés dans le massif rocheux : un avant-port communiquant avec la rade par une passe de 65 mètres, deux bassins à flot à la suite, le tout présentant une surface de près de 25 hectares, entouré de cales de construction, de formes de radoub, de magasins d’approvisionnemens, de casernes, d’ateliers et de chantiers munis de tout l’outillage moderne nécessaire pour l’armement et les réparations de notre flotte. L’ensemble de tous ces aménagemens a coûté près de 250 millions : 80 millions pour la digue seule, 120 millions à peu près pour l’arsenal, près de 50 pour les fortifications extérieures et les travaux militaires de toute nature. »

Notes et références

  1. Cachin, Mémoire de la digue de Cherbourg, 1820.
  2. Bonnin, Travaux d’achèvement de la digue de Cherbourg de 1830 à 1853, Paris, 1857.