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Coutume des marais de Carentan (1324)

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Ce texte est un acte passé par le vicomte de Carentan le 13 octobre 1324, au nom du bailli du lieu.

Au Moyen Âge, tous les bas pays des environs de Carentan étaient sans cesse exposés aux plus violentes irruptions de la mer. Ces dangers continuels avaient donné naissance à des coutumes particulières, minutieusement décrites dans le texte qui suit, rédigé en faveur d'un certain Jehan Belepite le jeune, dont les terres avaient été submergées, et qui faisait valoir son droit à les reconquérir.

Texte

A touz ceulx qui ces lettres verront, le viconte de Carenten, commissaire dou bailli quant à cen [1] qui ensuit, salut. Comme nous eussons esté commis de par le dit bailli, à la requeste de Jehan Belepite le jeune, pour savoir et enquerre [2] à savoir mon [3] se [4] l'usage et la coustume est tele as [5] marès de Carentan, que toutes foiz que la mer sousprent [6] les terres des diz marès, que il convient fere le dit [7] sur les prochainnes terres dessous la mer, sanz ce que ceulx à qui les dictes terres sont en puissent ne ne doient [8] contredire, soit de bout ou de costé, et aussi à savoir mon se l'usage et la coustume est tele, que, toutes foiz que ceulx à qui les dictes terres sont ou ceus qui de eus ont cause [9] les repevent conquerre [10] à la mer, sanz contredit que aucun y puisse mettre, non contrestant [11] longue espace de temps escoulourgié [12], et que, se nous trouvion que l'usage et la coustume fussent tels, que nous donissions [13] congié [14] et licence au dit Jehan Belepite de conquerre sus la mer en droit [15] ses terres, tant de bouz que de costez, que il a ad present, tant de lui que de ceux de qui il a cause, ce que la mer en a sourpris ou ce que il seroit regardé par bonnes genz que il pourroit conquerre; et nous, pour nous enfourmer [16] de ce à cause des dictes terres, eussons fait assavoir à l'oye [17] de la parroisse dessus dicte et en plain marchié, et fait lire la commission à nous sur ce faite, que quiconque se voudroit à opposer à contredire les choses dessus dictes, que eulx fussent par devant nous sur le lieu le samedi après la Saint Denis l'an mil ccc vint et quatre, et y eusse fait semondre [18] par le serjent [19] du lieu par devant nous grant foison de bonnes gens pour nous enfourmer de ce ; sachent touz que nous, l'an de grace mil trois cenz vint et quatre, le jour de samedi dessus dit, fumes sur le dit lieu, et appellasmes grant foison de bonnes gens, c'est assavoir Michiel Rispaut, Guillaume le Rous, Robert Motin, Guillaume le Turc, Renouf le Noir, Clement Balley, Guillaume Hale, Renouf le Noir, Guillaume Pinel, Colin le Potier, Guillaume du Castel, Philippe Onffroy, Jehan Onffroy, Symon des Prez, Estiene Barbe, Colin Couplard, Guillot Michel, Guillaume Juhenne, Guillaume Bisel, Jehan Boulengier, Colin le Boscage, Richart Pinel, Symon Morisce, Ricart le Potier, Jouhan l'Arquier, Onffroy Aaleiz, Ricart Pinel, Richart le Sesne, Berthout Pinel, Philippe Ybert, Colin Auvery, Jouhan Morisce, Clement l'Arquier, Jehan le Tonnelier, Symon Vincent, Guillaume le Prestre, Jouhan des Prez, Clement du Best, Colin le Tavernier, Johan Bisel, Colin Pinel, Colin Liart, Raoul le Canu, Thomas Baute, Estienne Baranu, Vincent Burel, Philippe Ybert, Richart Fretel, Colin d'Adeville, Lorens le Noir, Jouhan Lenglois, Guillaume Clement, Colin Genest, Jehan Bruquet, Guillaume Capelle, Colin Boncamp, Ricart Mirable, Symon Aalez, Guillaume Ameie, Guillaume le Trot, Guillot Genest, Thomas le Neveu, Unfroy le Landeiz, Colin Symon, Henry Baley, Henry le Conte, Thomas Vaulait, Johan Cotelle, Colain Vaulait, Sanson le Nevou, Johan Lohier, Berthout Ybert, Colin Renaut, Torin Noel, Philippe Absolu, Raoul Basset, Colin Trehait, lesquex jurer [sic] par leur serement à dire vérité, et feismes assavoir à touz generalment, se il y avoit nul qui vousist [20] contredire que nouz ne feissons la dicte informacion, que il venist avant, à laquelle chose nulle [lire : nul] ne s'opposa pour contredire, et feismes lire la dicte commission, et après ce nous nous enfourmasmes par les jurez dessus diz, examinez chascun par soy et tous ensemble des choses dessus dictes, par lesquiex [21]nous trouvasmes sanz descort [22] de nul, que la coustume est telle que toutes foiz que la mer souprent sur les terres d'aucun, soit de bout ou de costé, il convient fere le dit [23] sur les prochaines terres de la mer, sanz cen à qui [sic] les dictes terres sont [24] le puissent contredire, et sanz ce que aucun en soit tenuz à faire leur en retour en aucune manière, et ainsi trouvasmes par les diz jurez que toutes foiz que ceux à qui les dictes terres sont ou avoient esté ou [25] temps passé, ou ceux de qui eux ont la cause ad present, les pueent conquerre tant de bout que de costé, sanz contredit que nul y puisse mectre, non contrestant longue espace de temps escoulorgié, et distrent [26] que issi [27] l'avoient-il veu user ou temps passé, exceptez Richart et Robert diz Ysorez [28], qui distrent qu'il le pooit fere de bout, mez il ne savoient pas que il le peut fere de costé, ne il ne l'avoient veu user, et si distrent d'abondant touz ensemble et chascun par soy que, jà soit ce que [29] la mer n'ait de rien soupris de terres, que chascun puet conquerre en droit soy sur la mer sans contredit d'aucun; et après cen nouz demandasmez as diz Ysorez se eulx se vouloient de rien faire partie [30], ne mettre nul debat que il ne le puet faire aussi bien de costé comme de bout, lesquielx distrent que il ne s'en foisoient ne ne feroient rien partie, ne ne mettroient nul debat fors que leur dame eust attendue [31]. Et nous, pour ce le dit viconte, comme commissaire, enfourmez en la manière dessus dicte, par la vertu de la dicte commission, donasmes congié et licence au dit Jehan Belepite de conquerre sur la mer, tant de bout que de costé, ce que il pourra conquerre par devers la mer en droit ses terres que il poursiet [32] ad present à heritage. Et nous, en tesmoign de ce, avons mis en ces lettres le seel [33] de la viconté de Karenten, sauf autrui droit [34]. Ce fu fait lan et le jour dessus.

Commentaire

Remarques générales

Ce texte est rédigé dans un ancien français tardif, proche du moyen français que certains font commencer vers 1350, et d'autres vers 1400. Dans cette transcription, les accents (graves et aigus), ainsi que la plus grande partie de la ponctuation et des majuscules, ont été ajoutés pour faciliter la lecture moderne. Il va de soi qu'ils n'existaient pas dans la version originale.

Intérêt historique

Les travaux exécutés par l'homme pour protéger le rivage contre l'action dévastatrice des flots, ou pour conquérir sur la mer de nouveaux territoires, sont connus en Normandie sous le nom de dics [35] depuis au moins le 12e siècle. À Carentan, les coutumes relatives aux marais rappelées dans ce texte favorisaient les entrepreneurs d'endiguements. Lorsque la mer envahissait un terrain, le propriétaire pouvait appuyer son dic des bouts et des côtés sur les terres voisines, sans que les propriétaires de ces dernières ne puissent réclamer la moindre indemnité. Les propriétaires des terrains envahis conservaient toujours le droit de les reprendre sur la mer, et même, si leurs terres étaient situées sur le rivage, d'en conquérir davantage et autant qu'ils pouvaient, dans l'axe de leur propriété [36].

Caractéristiques dialectales

Les seuls éléments dialectaux que ce texte manifeste sont contenus dans les anthroponymes (noms de personnes). C'est dire qu'il s'agit d'un document des plus officiels, adoptant la norme écrite du temps (dont la graphie reste cependant fluctuante, comme il est habituel à cette époque). Dans les exemples ci-dessous, nous avons omis les cas les plus douteux ou incertains.

Traits normano-picards

Un seul trait normano-picard est décelable dans les anthroponymes de ce texte :

  • Conservation de [k] issu de c latin devant a, là où le français a [ʃ], noté ch : Clement l'Arquier, Jouhan l'Arquier, « l'archer » [37]; Colin Boncamp, « bon champ » [38]; Colin le Boscage (cf. ancien français boschage « bosquet », et aussi « des bois » [39]; Jehan Bruquet (cf. ancien français bruche- ?) [40]; Raoul le Canu, « le chenu » [41]; Guillaume Capelle, « chapelle » [42]; Guillaume du Castel, « du château » [43]; Ricart Mirable, Ricart Pinel (français Richard) [44].
Traits de l'Ouest

Deux autres traits, caractéristiques des dialectes de l'ouest de la France, se relèvent, en gros, de la Seine-Maritime à la Charente-Maritime :

  • Latin [e:], [i] toniques libres > [e], [ɛ] noté ei, é, ai, è, là où le français a [wa] noté oi, oy : Unfroy le Landeiz (la forme française est Landois, « habitant de la lande », ou d'un lieu de ce nom) [45].
  • Latin [o:], [u] toniques libres > [u], noté ou, là où le français a [ø] ou [œ], noté eu, œu, etc. : Sanson le Nevou, « le neveu » [46].

Source : ce texte est extrait de l'ouvrage de Léopold Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen-Age, éd. A. Hérissey, Évreux, 1851, p. 293-295, n. 87. Sa propre source en était : Trésor des chartes [de la Bibliothèque Nationale], reg. LXIV, n. iiije iiijxx j.

Notes et références

  1. Ancien français cen « cela » ; quant à cen qui ensuit, « dans l'affaire ci-dessous ».
  2. Ancien français enquerre « chercher à savoir, s'informer, s'enquérir ».
  3. Ancien français savoir mon « à savoir »; mon est une ancienne particule affirmative, qu'il est généralement inutile de traduire : enquerre à savoir mon se…, « chercher à savoir si… ».
  4. En ancien français, se, ne sont des formes atones (non accentuées) de si, ni.
  5. Variante contractée de aus « aux ».
  6. Ancien français sosprendre (forme tardive sousprendre) « surprendre, prendre à l'improviste; reprendre ».
  7. Comprendre le dic « la digue » (voir plus bas la remarque à ce sujet); la confusion dit / dic montre que la consonne finale était déjà muette.
  8. Ni ne doivent.
  9. Ceus qui de eus ont cause, « leurs ayants droit ».
  10. Les repevent conquerre, « peuvent les reconquérir ».
  11. Ancien français contrester « s'opposer, contester »; non contrestant signifie ici « malgré, en dépit de ».
  12. Ancien français escolorgier (forme tardive escoulourgier) « glisser, s'échapper; s'enfuir »; non contrestant longue espace de temps escoulourgié, « même s'il s'est écoulé un long laps de temps».
  13. Forme ancienne de l'imparfait du subjonctif, « donnassions »; cette variante graphique sans -s final montre en outre que la consonne est muette.
  14. Ancien français congié « permission, autorisation ».
  15. Dans l'axe de.
  16. Informer.
  17. Ancien français oie (graphie tardive oye) « action d'entendre, ouïe », et aussi « oreille »; faire assavoir à l'oye, « donner à entendre ».
  18. Ancien français semondre « avertir; convoquer ».
  19. Ancien français serjant « officier de justice ».
  20. Qui voulût.
  21. Lesquels; la graphie -ex note en fait -eus < -els (vocalisation de [l] devant consonne).
  22. Ancien français descort « désaccord ».
  23. Le dic.
  24. Restituer sans doute sanz ce que ceux à qui les dictes terres sont.
  25. Ancien français ou « dans le », forme contractée de en + le.
  26. Dirent.
  27. Ancien français issi « ainsi, de cette manière ».
  28. Lorsque deux personnes portant le même surnom ou nom de famille sont citées ensemble, ce surnom ou nom de famille est pratiquement toujours introduit par ditz ou diz «dits ».
  29. Ancien français ja soit (ce) que… « bien que, quoique… ».
  30. Ancien français faire partie « faire part ».
  31. Ils ne veulent rien ajouter, en prétextant qu'ils ne veulent pas faire attendre leurs épouses.
  32. Ancien français porseoir (forme tardive pourseoir) « entourer; s'étendre ».
  33. Ancien français seel « sceau ».
  34. Formule légale, « le droit d'autrui étant protégé ».
  35. Emprunt de l'ancien scandinave díki « marais; fossé; talus », variante dík « barrage », éventuellement croisé avec l'ancien anglais dīc « digue, talus »; voir Hague-Dick pour l'étymologie développée de ce mot.
  36. Léopold Delisle, op. cit., loc. cit..
  37. Gallo-roman °ARCARIU.
  38. Gallo-roman °CAMPU.
  39. Gallo-roman °BOSCATICU.
  40. Cet élément d'origine incertaine apparaît dans la locution a bruchedos « derrière le dos ».
  41. Gallo-roman °CANUTU.
  42. Gallo-roman CAPPELLA.
  43. Gallo-roman CASTELLU.
  44. Gallo-roman °RICCARDU, adaptation du nom germanique (francique) Rīkhard, combinaison des éléments Rīk- « puissant » et -hard « dur, fort ».
  45. Le suffixe -eiz est issu du gallo-roman -ĒSE < -ENSE; voir Élément -ais.
  46. Gallo-roman NEPŌTE.

Voir aussi