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Stendhal dans la Manche (1837)

De Wikimanche

Stendhal par Louis Ducis en 1835.

Stendhal dans la Manche

En 1837, Stendhal - il a 54 ans - l'écrivain parcourt la Bretagne et la Normandie. Il commence à Nantes le 2 juin. Il aperçoit de loin Le Mont-Saint-Michel et fait halte à Avranches, Granville et Coutances. Son voyage s'achève début juillet. Il retrace son périple dans Mémoires d'un touriste, publié en juin 1838 chez Ambroise Dupont, dont sont tirées ces citations [1].

Le Mont-Saint-Michel

- « On voit de temps à autre la mer et le Mont Saint-Michel. Je ne connais rien de comparable en France. Aux yeux des personnes de quarante ans, fatiguées des émotions trop fortes, ce pays-ci doit être plus beau que l'Italie et que la Suisse. »

- « En faisant à pied la longue montée qui précède les premières maisons d'Avranches, j'ai eu une vue complète du Mont Saint-Michel, qui se montrait à gauche dans la mer, fort au-dessous du lieu où j'étais. Il m'a paru si petit, si mesquin, que j'ai renoncé à l'idée d'y aller. Ce rocher isolé paraît sans doute un pic grandiose aux Normands, qui n'ont vu ni les Alpes ni Gavarnie. Ce n'est pas eux que je plains ; c'est un grand malheur d'avoir vu de trop bonne heure la beauté sublime. » (Mémoires d'un touriste)

- « Le Mont-Saint-Michel sortait des flots comme une île, il présentait la forme d'une pyramide ; c'était un triangle équilatéral d'un rouge de plus en plus brillant et tirant sur le rose, qui se détachait sur un fond gris.

Nous avons quitté la mer, puis de nouveau nous l'avons vue devant nous ; comme elle baissait en ce moment, de toutes parts nous apercevions des îlots déchiquetés de granit noirâtre sortant des eaux. »

À Avranches

- « J'ai eu cette aimable compagne de voyage jusqu'à Granville. Comme la diligence s'arrêtait une heure à Avranches, je l'ai engagée à monter avec moi sur le petit promontoire où existait autrefois la cathédrale du savant Huet, cet évêque, homme d'esprit, qui a écrit sur les romans. De là nous aurions une vue magnifique de tout le pays. Je lui offrais mon bras sans songer à mal. »

D'Avranches à Granville

- « (...) C'est à Avranches ou à Granville que je fixerais mon séjour, si jamais j'étais condamné à vivre en province dans les environs de Paris. A la première vue de la question, l'on serait tenté d'aller s'établir au midi, vers Tours ou Angers, pour éviter la rigueur des hivers; mais la différence du degré de civilisation est de plus de conséquence que la différence de deux degrés de latitude. Il y a cent fois plus de petitesse provinciale et de curiosité tracassière sur ce que fait le voisin à Tours ou à Angers, qu'à Granville ou à Avranches. Il faut toujours en revenir à cet axiome: le voisinage de la mer détruit la petitesse. Tout homme qui a navigué en est plus ou moins exempt; seulement, s'il est sot, il raconte des tempêtes, et s'il est homme d'esprit de Paris un peu affecté, il nie qu'il en existe.  »

- « D'Avranches à Granville, nous avons vu une foule de ces charmantes maisons de paysans, isolées au milieu d'un verger planté de beaux pommiers et ombragé par quelques ormeaux. L'herbe qui vient là-dessous est d'une fraîcheur et d'un vert dignes de Titien. (...) Ces vergers sont séparés des champs voisins par une digue en terre haute de quatre pieds, large de six, et toute couverte de jeunes ormeaux de vingt-cinq pieds de haut, placés à trois pieds à peine les uns des autres. C'est à cette mode, que je vois régner à Rennes, qu'est due l'admirable beauté du pays. L'œil du voyageur n'aurait rien à désirer s'il apercevait de temps à autre quelques vieux arbres de soixante pieds de hauteur ; mais lavarice normande ne les laisse point arriver à cet âge. Qu'est-ce que ça rapporte, voir un tel arbre ? ».

À Granville

- « J'avais en face de moi, au-delà d'une vallée profonde, un promontoire élevé de deux ou trois cents pieds, et terminé, du côté de la mer, par un précipice ; c'est sur cette falaise qu'est juchée la ville fortifiée de Granville. Mais peu de gens se donnent la corvée d'habiter cette montagne, ou résident au bas dans un second faubourg différent de celui dont j'ai parlé. Je monte à la ville. Les maisons, noires, tristes et fort régulières, n'ont que deux petits étages ; elles ressemblent fort aux maisons des petites villes d'Angleterre. Malgré leur position élevée et la vue sur la mer dont jouissent toutes celles du côté droit de la rue en allant à l'église, la tristesse sombre est le trait marquant de cette antique cité. Je vais jusqu'au bout du cap qui se termine par un grand pré entouré par la mer de trois côtés. Un enfant disait : On parle si souvent du bout du monde, eh bien ! le voilà. Cette idée ne manque pas de justesse. »

- « La mer, ce soir, était sombre et triste ; elle bat le rocher de tous les côtés à deux cents pieds au-dessous du promeneur. Ce pré est séparé de la ville par une vaste caserne qu'on aurait dû entourer d'un mur crénelé dans le goût gothique et élevé de dix pieds au-dessus du toit. Après cette dépense si peu considérable, ce gros édifice aurait eu quelque physionomie.

Sur ce pré paraissent quelques malheureux moutons tourmentés par le vent. J'ai trouvé là une pièce de douze en fer abandonnée dans l'herbe, et quelques vestiges d'une batterie. En rentrant en ville, je suis entré dans l'église, triste à merveille. Une vingtaine de jeunes filles y apportaient la dépouille mortelle d'une de leurs compagnes. Il n'y avait là d'autres hommes que l'antique bedeau à l'air ivrogne , le vieux prêtre frileux et dépêchant son affaire, et moi pour spectateur.

Pendant qu'on chantait un psaume, je crois, je liais tristement dans les bas-côtés de l'église une quantité d'épitaphes remplies de fautes d'orthographe. Les lettres sont taillées en relief dans le granit noirâtre. Rien de plus pauvre et de plus triste. Ces épitaphes sont de 1620 et des années voisines. Le chœur de cette église n'est pas sur le même axe que la nef. »

- « Comme je n'avais âme qui vive avec qui faire la conversation, j'ai attaqué la tristesse par les moyens physiques. J'ai trouvé par hasard une assez bonne tasse de café au café placé contre la porte fortifiée de la ville. La descente vers le joli faubourg est agréable et pittoresque: le génie a exigé que les maisons de la rue la plus élevée et la plus marchande de ce faubourg, celle qui arrive à la porte fortifiée de la ville, n'eussent pas plus de quinze pieds de haut ; il fallait laisser leur effet aux pièces de canon du rempart.

Tout le monde parle encore ici du fameux siège de 1794, que les Vendéens furent obligés de lever après s'y être longtemps et bravement obstinés. Là commencèrent leurs malheurs. S'ils avaient pu s'emparer de la ville et du port qui assèche à toutes les marées, mais qui est commode, ils auraient eu un moyen sûr de communiquer avec les Anglais. L'on peut dire que le courage plutôt _civil_ que militaire des hommes de sens qui eurent l'idée de défendre cette bicoque a peut-être sauvé la république et empêché le retour des Bourbons dès 1794. »

- « Depuis la révolution de 1830, on bâtit une fort jolie ville au pied du rocher de Granville, et tout contre le port. J'ai compté là je ne sais combien de grandes maisons en construction. On imite l'architecture de Paris, et toutes ces maisons ont une jolie vue sur la mer, et sont garanties du vent du nord par la vieille ville. Quelques maisons antiques et fort pittoresques sont placées à l'endroit où la jetée, qui forme le port, touche au rocher couronné par le pré dont j'ai parlé, et qui figure le bout du monde. J'ai trouvé là des nuées d'enfants, jouant dans l'eau de la mer qui se retirait. Comment ne seraient-ils pas de bons marins? Bientôt tous les navires se sont tristement penchés sur le côté, et sont restés pris dans la boue. Des charpentiers, occupés à construire deux ou trois bâtiments au fond de ce port, m'ont appris que Granville expédie ses bâtiments en Amérique et au bout du monde; et comme malgré moi, j'avais l'air sans doute un peu incrédule, on m'a nommé toutes les maisons qui depuis dix ans ont fait fortune. Je ne connais personne en ce pays, je n'ai pu pénétrer quel est au fond le véritable genre de commerce qui met les gens de Granville en état d'élever tant de belles et grandes bâtisses; la pêche apparemment.

Il y a de jolis jardins et de jolis petits ponts, appartenant à des particuliers, sur un ruisseau qui coulait, il y a six ans, au milieu des galets, et qui va se trouver au milieu de la ville neuve. Sur ses bords, on a planté la promenade publique, qui déjà, grâce au bon choix des arbres, offre beaucoup d'ombre, et c'est au fond de cette promenade qu'est placé le cercle de négociants qui me permet si obligeamment de lire ses journaux. Quand des chevaux viennent boire et prendre un bain dans ce fleuve de dix pieds de large, qui sépare la promenade des jardins particuliers, l'eau s'élève et inonde toutes les blanchisseuses qui savonnent sur ses bords. Alors grands éclats de rire et assauts de bons mots entre les servantes qui savonnent et les grooms en sabots.

Vis-à-vis l'auberge où j'ai une très bonne chambre, dans le faubourg de Granville, on a taillé un passage dans le rocher, apparemment pour la sûreté de la ville. C'est par là que j'allais voir cette mer du Nord, si sérieuse en cet endroit. Une nouvelle route, en partie taillée dans le roc, conduit sur la colline, à l'extrémité de laquelle l'ancienne ville est bâtie. Les habitants voudraient faire avouer au génie militaire que Granville ne vaut rien comme ville forte. Mais Granville est dans le cas du Havre; je fais des voeux pour le génie; s'il perd ses droits, la cupidité entassera les maisons laides et sales. Arrivé au sommet de cette falaise, le voyageur trouve la vue de l'Océan qui s'étend au nord à l'infini. Le pays battu par les vents semble d'abord lieu fertile. Mais à un quart de lieue de la route, sur la droite, du côté opposé à la mer, la plaine étant un peu abritée par la falaise sur laquelle la route est établie, le voyageur voit recommencer ces champs entourés d'une digue de terre couverte de jeunes ormes de trente pieds de haut. »

- « Rien de blus obligeant que les habitants de Granville. Dans les pays où il y a un cercle de négociants, les cafés ne font pas venir les journaux de Paris, ce serait une dépense trop considérable pour leurs faibles recettes. J'étais donc fort contrarié ce soir à Granville. Comme en venant de Saint-Malo je m'étais rapproché de Paris, j'étais piqué d'une curiosité assez ridicule ; j'aurais volontiers arrêté les passants pour leur dire : « Qu'y a-t-il de nouveau ? » Au café, je n'ai trouvé que la Gazette du département dont j'avais lu les nouvelles à Saint-Malo. Je suis rentré tristement chez moi. J'ai essayé de la lecture, mais lire par force ne m'a jamais réussi. Comme je sortais pour flâner dans les rues, j'ai eu le courage de parler de mon embarras. Le garçon de l'hôtel m'a conduit tout simplement au cercle établi depuis peu à ,l'extrémité de la promenade nouvelle, formée d'assez jolis arbres bien touffus. Il y a trois ans, ce n'était qu'une triste grève couverte de cailloux. Vivent les pays en progrès, on y est heureux, et par conséquent on y a de la bonté. Arrivé dans la salle du cercle, un monsieur fort obligeant a mis à ma disposition, sans mot dire, trois ou quatre journaux arrivés de Paris depuis une heure. Lorsque je suis sorti après les avoir dévorés, le concierge m'a dit, de la part de ces messieurs, que le cercle ouvre tous les matins à sept heures : il me semble qu'il est impossible de mieux en agir à Paris. Granville a doublé depuis dix ans ; or, en toute espèce de biens, ce n'est pas posséder qui fait le bonheur, c'est acquérir, dit Figaro. Les négociants de Granville prospèrent ; d'où il suit qu'ils sont heureux et polis, et sans doute moins tracassiers et méchants que les bourgeois de tant de petites villes de France, qui ne savent que faire de leur temps et se plaignent de leurs dix-huit cents livres de rente. »

À Coutances

- « On arrive ainsi au pied de la colline sur laquelle Coutances est perchée. Je comptais passer la soirée à voir à mon aise la cathédrale, sur laquelle on a tant discuté, et dont j'aperçois depuis longtemps les deux clochers pointus. Un mauvais génie m'a conduit à la poste, j'y trouve une lettre qui m'y attend depuis trois jours. »

Notes et références

  1. La partie consacrée à la Normandie et à la Bretagne est parfois publiée à part sous le titre Voyage en Bretagne et en Normandie (Lire en ligne).

Bibliographie

  • Gérard Pouchain, Promenades en Bretagne et en Normandie avec un guide nommé Stendhal, éd. Charles Corlet, 1989

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