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À Cherbourg en octobre 1944

De Wikimanche

À Cherbourg en octobre 1944

Le 29 octobre 1944, le quotidien parisien Combat publie dans son édition dominicale un reportage de son envoyé spécial Pierre Kaufmann à Cherbourg, qui dresse l'état des difficultés que la population doit affronter trois mois après la libération de la ville par les troupes américaines [1].

Cherbourg dont la vie civile est paralysée apprend à ne compter que sur elle-même

De notre envoyé spécial Pierre Kaufmann

Combat, 29 octobre 1944.

Cherbourg, 28 octobre. - Regardez une carte. Vous pressentez que des problèmes doivent se poser à la population civile de Cherbourg, qui n'ont peut-être pas en France d'équivalent.

Vous voyez cette place, dont la prise a marqué dans l'histoire de la guerre une date décisive, reliée à la masse de l'Europe où se déploient les forces alliées par deux routes et deux lignes de chemin de fer : un double réseau ténu d'artères et de veines par où doivent s'écouler les hommes et le matériel, refluer les camions vides. Et, saisie dans ce trafic, acculée à la mer, une ville qui comptait avant la guerre près de quarante mille âmes, où doivent vivre aujourd'hui vingt-sept mille personnes.

Les bébés de Cherbourg refusent leur biberon, parce que le lait ne peut plus être sucré. La mortalité infantile, proportionnellement à la population, s'était multipliée par cinq depuis 1939 : elle est encore en recrudescence. La ration de pain est de deux cents grammes. Elle est descendue récemment jusqu'à cent grammes.

Situation très particulière, mais qui ne fait qu'accuser un problème général : d'un côté, une armée qui détient tous les moyens matériels dont la maîtrise lui donnera la victoire ; de l'autre une population qui attend de ses alliés, après sa liberté, le minimum d'assistance grâce auquel elle pourrait ensuite assurer elle-même sa reconstruction.

- Voulez-vous, me disait un officier américain, à qui je parlais de la dure situation de Cherbourg, voulez-vous que la guerre dure trois mois ou trois ans ?

Problèmes et doléances

Ici comme ailleurs, le problème essentiel est le problème des transports.

Non seulement celui des moyens de transport, mais aussi celui des voies. C'est ainsi qu'un sens unique vient d'être établi pour l'entrée et la sortie de Cherbourg ; mesure rationnelle, mais qui complique gravement la vie de la cité. Avec cela, la circulation hippomobile est interdite ; la raison est évidente. Mais l'administration municipale ne dispose actuellement pour y suppléer, que de moyens automobiles dérisoires.

M. Schmitt, nouveau maire de Cherbourg, me dit son espoir de pouvoir constituer, dans un avenir proche, un parc automobile ; cet espoir va jusqu'à 25 à 30 tonnes. Cela a été pour lui un appoint précieux que de recevoir de la Résistance - dont il est issu - un camionnage de trois tonnes et demie ; grâce à ces camions, il pourra ramener de Coutances du lait condensé. L'importance qu'il attache à cette victoire dit la lourdeur de la tâche. Mais la municipalité ne sait encore comment elle pourra alimenter ses camions en essence.

À défaut de transports autonomes, l'idée avait été émise par des personnalités de la ville que quelques camions militaires qui revenaient à vide de Paris fussent autorisés à ramener à Cherbourg un chargement civil. C'était au moment où Cherbourg manquait de farine, à 100 kilomètres de régions richement productives. Cette demande a été repoussée. Et si l'on peut comprendre qu'une armée en opérations refuse de satisfaire aux doléances des civils de peur d'être exposée à de trop nombreuses sollicitations, on conçoit aussi que la population de Cherbourg, privée de pain et voyant revenir des files de camions vides, ait éprouvé quelque amertume.

D'autant que ce fait n'est pas isolé. Sur les voies de chemin de fer vitales qui conduisent vers l'intérieur, ils serait puéril de contester aux Américains un droit de priorité absolu, mais on ne peut s'expliquer à Cherbourg que quelques facilités ne soient pas accordées au trafic civil.

Des chemins de fer à voie étroite circulent pour la navette avec la campagne proche. Il eût été possible, si les autorités américaines y avaient consenti, qu'un wagon y fût accroché, pour le bénéfice du trafic civil. Dans ce cas encore, on comprend parfaitement qu'une armée ne puisse faire interférer ses tâches avec celles d'une administration municipale. Mais la population de Cherbourg a tiré la conséquence de ce fait : c'est qu'elle ne doit faire fond que sur elle-même.

Cependant les besoins militaires ne lui permettent pas de prendre toute initiative : ils se font lourdement sentir, notamment en ce qui concerne le logement.

Cherbourg comptait, avant la guerre, 5 000 immeubles ; 1 800 ont été détruits ou endommagés. Restent 2 200. Sur ces 2 200 immeubles, 1 100 ont été réquisitionnés par l'armée.

Nul n'ignore que toutes les armées du monde se plaisent à se loger spacieusement, s'il serait exorbitant de contester à l'armée américaine le droit d'assurer de bons cantonnements à ses services, dans ce port, d'où tant de jeunes Américains partent pour se sacrifier à une cause qui est la nôtre. Mais la population de Cherbourg, pressée dans des logements trop étroits, sait qu'elle aussi s'est sacrifiée depuis quatre ans pour une cause qui est devenue celle des États-Unis. Et elle s'interroge naïvement sur l'utilité de telle ou telle réquisition.

D'autres faits, bien qu'ils n'affectent pas la vie matérielle de Cherbourg, contribuent plus encore à affirmer entre Français et Américains des oppositions de sentiment. Il s'agit en particulier du traitement des prisonniers allemands.

La situation des prisonniers allemands

On en voit tout le long des côtes normandes, et on les prendrait pour des Américains, n'étaient leur calot et ce PW (prisoner of war) qu'ils portent en grandes lettres blanches sur leur imperméable. Car ils ont des imperméables, des bottes, et des oranges, et des camions pour les ramener de leur travail. Et ils chantent.

- Ce qui est grave, ce n'est pas qu'ils chantent, me dit un Cherbourgeois, car l'esprit de vengeance des Français n'est pas bestial. Ce qui est grave, c'est qu'ils chantent leurs chants de guerre. Il est vrai qu'ils n'en doivent pas savoir d'autres. Mais ce qu'ils savent aussi, c'est montrer leur poing à des Français: et ils le font.

Aussi les Cherbourgeois ont-ils quelque tendance assez naturelle à considérer qu'entre l'inhumanité et la prodigalité, il y aurait peut-être place pour une politique mieux ajustée aux souvenirs et aux traces de l'occupation.

La réponse des Américains est qu'ils entendent assurer à ces prisonniers, qui sont des combattants, le même traitement qu'à leurs propres troupes. Et une conséquence plaisante de cette politique, c'est que dans la région de Pont-Audemer, des prisonniers s'évadent des camps anglais, pour se livrer, disent-ils ensuite, à ces Américains, dont ils ont entendu dire merveilles. Au point que certains Français parlent, en plaisantant, de s'engager comme prisonniers allemands.

Mais le problème du traitement des prisonniers est un problème politique, et non pas seulement moral. Et les Américains raisonnent en purs moralistes.

Ils raisonnent encore en moralistes lorsqu'ils condamnent cette conséquence sinistre du dépaysement et de l'oisiveté, ces organismes connus autrefois dans notre armée sous le nom de BMC. Mais des drames, auxquels sont mêlés, notamment, certains éléments des troupes des États du Sud, sont la rançon de tels raisonnements.

Il faut que la présence sur notre sol de nos alliés américains porte les fruits durables d'une connaissance réciproque, qu'elle nous éclaire sur les Américains, comme elle les éclaire sur nous. Il ne sert à rien de masquer l'amertume de la population de Cherbourg. Sans doute, bien des revendications doivent paraître oiseuses à un commandement qui assume la responsabilité d'opérations vastes et délicates, à ce point névralgique d'une bataille dont les données sont à Cherbourg autant qu'à Détroit ou à Aix-la-Chapelle. C'est parce qu'elle sait la gravité de cette tâche que la population de Cherbourg ne tire pas de ses déceptions des conséquences injustes. Et elle le marque aujourd'hui par la préparation d'une fête franco-alliée, qui aura lieu dans les premiers jours de novembre.

Nos Alliés décideront eux-mêmes si cette fête doit être une manifestation officielle, ou l'échange vrai d'une amitié ».

Notes et références

  1. Pierre Kaufmann, « Cherbourg dont la vie civile est paralysée apprend à ne compter que sur elle-même », Combat, n° 121, 29 octobre 1944.