Traits de l'Ouest
De Wikimanche
Plusieurs traits phonétiques de l'ouest de la France [1] caractérisent les patois de la Manche, et même de la quasi-totalité de la Normandie (à l'exception de la « frange picarde » en bordure de la Somme).
Phénomènes vocaliques anciens
Ceux-ci se relèvent, en gros, de la Seine-Maritime à la Charente-Maritime. Ces traits sont issus de l'évolution divergente de certaines voyelles gallo-romanes (et germaniques assimilées) en très ancien français :
Traitement [e:], [i] > [e], [ɛ]
- Latin [e:], [i] toniques libres [2] se sont dans un premier temps confondues en [e] fermé en gallo-roman. À partir du 6e siècle environ, cette voyelle s'est diphtonguée en [ei], prononciation attestée en très ancien français. Dans l'est et le nord-est de la France, cette diphtongue a évolué en [oi], noté oi, et plus tard en [oɛ] > [wɛ] > [wa], qui est sa prononciation actuelle, toujours notée oi (parfois aussi oy dans certaines graphies anciennes). Dans l'ouest de la France, et donc dans la Manche, la diphtongue [ei] s'est maintenue, puis réduite en [e] ou [ɛ], diversement noté ei, é, ai, è, etc. Exemples : MĒ > normand mei, mé, français moi; PĬRA > normand peire, français poire.
Dans les toponymes
- suffixe collectif -ĒTU > -ey, -ay (français -oi, -oy) : Beaucoudray; Cormeray (?); Coulouvray; Rancoudray, aujourd'hui Saint-Clément-Rancoudray. — Anciennement attesté dans le toponyme francisé Chavoy (Chavei 1172, Chavey ~1280, Chaveyum 1369/1370, Chavey ~1480).
- suffixe adjectival -Ē(N)SE > -eis, -ais (français -ois; voir Élément -ais / -ois) : Coutançais; Mortainais; Sarneis. — Anciennement attesté dans le toponyme francisé Bauptois (Balteis 1027, Bauteis 1274, Baupteys 1397, Bauptez 1417, 1437).
- BENEDĬCTU (anthroponyme) > Beneet, Beneit « Benoît » : anciennement attesté dans le toponyme francisé Benoîtville (Beneevilla 12e s., Benestville 1421).
- GODAFRĬDU (anthroponyme) > Godefrei, Godefrey « Godefroy » : anciennement attesté dans le toponyme francisé La Godefroy (la Godefree 1221, la Godefreire 1250, la Godefrei 1252, la Godefrey 1311, 1342, etc.).
- VIDĒRE > veer, veir, « voir » : anciennement attesté dans le toponyme francisé Beauvoir (Belveir 1131/1149, Belveer 1155, ~1210, Biauveir 1307).
Dans les hydronymes
- °ǏTTU, possible protoforme du nom de l'Ay.
Traitement [o:], [u] > [u]
- Latin [o:], [u] toniques libres se sont de la même manière confondus en [o] fermé en gallo-roman, qui s'est pareillement diphtongué en [ou] en très ancien français. Dans l'est et le nord-est de la France, cette diphtongue est devenue [eu], [œu], [oe], notée eu, oeu, etc., et a abouti à [ø] ou [œ], qui est sa prononciation actuelle en français, alors qu'elle s'est maintenue, puis réduite à [u], noté ou dans l'Ouest. Exemple : NŌDU > normand nou, français nœud; GŬLA > normand goule, français gueule.
Dans les toponymes
- finale -ŌRE du comparatif > -our > -ou(x) (ancien français -or > -eur) :
- Champcervon (commune), de l'ancien normano-picard camp °servour « champ supérieur » < °sevrour (gallo-roman °SUPERIŌRE), puis Champcervoux 1342, Champcervoul 1348, 1448, 1494; la finale -on, qui apparaît au 17e siècle, semble constituer une cacographie pour °champ servoux noté °Champcervou.
- suffixe adjectival -ŌSU, féminin -ŌSA > -ou, -ous, -oux, féminin -ouse, -ouze (français -eux, -euse) :
- La Haye Belouze (hameau à Agneaux), du gallo-roman °BERULŌSA « là où il y a de la berle (cresson) », ou de l'ancien français de l'Ouest be(r)le + -ouse.
- La Boulouze (commune), du gallo-roman °BETULLŌSA « là où il y a des bouleaux », ou de l'ancien français de l'Ouest boul + -ouse.
- Cametours (commune), de l'ancien normand camp motous, « champ motteux, où il y a des mottes »; le dernier mot représente le gallo-roman °MŬTTŌSU ou l'ancien français de l'Ouest mote « motte » + -ous.
- Notre-Dame des Fiévroux (chapelle à Aucey-la-Plaine), de l'ancien français fievre « fièvre » + -ous. L'édifice est situé près d'une source aux vertus curatives où venaient se soigner les malades atteints de la fièvre des marais.
- autres cas :
- Fleury (commune), dont la forme ancienne Flourie (vers 1280) atteste le traitement de l'Ouest de °FLŌRACU « (le domaine) de Florus ».
Phénomènes vocaliques plus récents
Quelques autres phénomènes vocaliques plus récents concernent plus particulièrement la Normandie :
Action fermante de [r] en syllabe initiale au Moyen Âge
Elle entraîne une évolution [ar-] > [ɛr-] au début d'un certain nombre de mots; ainsi :
Dans les toponymes
- Ergouges 1650, ~1700, variante ancienne d'Argouges.
Dans les anthroponymes
Dans le vocabulaire dialectal
- hernois < ancien français harnois « équipement militaire », attesté dans un texte de 1348 concernant les travaux faits à cette date au château de Cherbourg.
Évolution [ɥi] > [i], [y]
Dans l'Ouest, le son [ɥi] que l'on entend dans les mots français lui, cuit, etc., a subi une évolution particulière. Il aboutit le plus souvent à [i] (moins fréquemment à [y], u), comme dans bisson < buisson, brière < ancien français bruiere, pis < ancien français puis « puits », etc. Exemple :
- Beauficel < ancien français bel fuissel, peut-être « belle futaie ». Ce nom est attesté en 1147 sous la forme Belfuissello. En 1203, la mention de Robertus de Bello fussel atteste une évolution parallèle [ɥi] > [y].
Phénomènes consonantiques
Le principal d'entre eux, que l'on rencontre en Normandie ainsi que dans le Perche, l'Anjou et le Maine, concerne le traitement de [r] devant consonne.
Amuïssement de [r] devant consonne
Dans cette position, la vibrante [r] a eu tendance à s'amuïr, particulièrement devant [l] et [n]. Cette évolution, plus tardive que les précédentes, est sensible en Normandie (et donc dans la Manche) à partir du 13e siècle, et est peut-être déjà amorcée au 12e siècle. C'est en tous cas un phénomène phonétique de l'ancien français de l'Ouest. René Lepelley [3] fait remarquer à ce sujet que l'amuïssement a également été sensible à Paris de la fin du 13e siècle au 17e siècle, mais principalement à travers les écrits d'auteurs d'origine normande, ce qui ne permet pas d'affirmer qu'il s'agit là d'une évolution générale en ancien français. En outre, il est nécessaire de garder à l'esprit que cette évolution est restée une simple tendance, et ne se manifeste pas systématiquement là où elle aurait pu le faire.
L'amuïssement de [r] devant consonne a entraîné l'allongement de la voyelle précédente, un peu comme si celle-ci venait combler le vide ainsi créé. Cet allongement a été noté dans les textes de deux manières : soit au moyen d'un s graphique, par analogie avec ce qui s'était passé lors de la chute de [s] devant consonne en ancien français [4], soit parfois, comme le pense Lepelley [3], par le redoublement de la consonne suivante. Par la suite, la voyelle longue a pu éventuellement s'abréger.
Ainsi le gallo-roman MERULA, qui évolue en °MERLA après la chute de la voyelle posttonique, aboutit à l'ancien français merle, mais dans l'Ouest à [me:l(ə)], noté mesle ou melle, et aujourd'hui dans la Manche à [mel], [me:l] ou [mɛ:l], généralement noté mêle. Cependant, la graphie des toponymes de la Manche est souvent restée archaïsante, d'où la présence occasionnelle dans ces noms de lieux d'un s muet (résultant de l'amuïssement de [r] ou de [s]) qui pose souvent des problèmes de lecture à ceux qui les découvrent sans en avoir auparavant entendu la prononciation.
Dans les toponymes
- Gallo-roman BÉRŬLA > °BERLA « cresson » > besle, belle (ancien français berle).
- La Beslière (commune), « l'endroit où il y a du cresson ».
- Beslon (commune), si ce nom représente bien un plus ancien °Berlon reposant sur le gallo-roman °BER(U)LONE « lieu où il y a du cresson » (ce qui n'est qu'une hypothèse parmi d'autres).
- La Haye Belouze (hameau à Agneaux), « le bois où il y a du cresson ».
- Besneville, anciennement Berneville.
- Hébécrevon, initialement Herberto Quevron (1232).
Notes et références
- ↑ Plus précisément de la zone d'oïl, c'est-à-dire en gros la moitié nord du territoire français.
- ↑ C'est à dire sous l'accent, et en syllabe ouverte.
- ↑ 3,0 et 3,1 René Lepelley, Le parler normand du Val de Saire, Cahier des Annales de Normandie n° 7, Caen, 1974, p. 71, § 220.
- ↑ Ainsi, le gallo-roman °ASINU « âne » évolue en °ASNU (chute de la posttonique) pour aboutir à l'ancien français asne, d'abord prononcé [asn(ə)], puis [a:n(ə)], et enfin [ɑ:n]. La lettre s devenu muette a été alors considérée comme un signe diacritique notant une voyelle longue, qui n'a été remplacé par l'accent circonflexe (d'où âne) qu'au 18e siècle.