Actions

Jules Barbey d'Aurevilly par Anatole France (1909)

De Wikimanche

Jules Barbey d'Aurevilly.
Anatole France.

Jules Barbey d'Aurevilly par Anatole France

En 1909, l'écrivain Anatole France (1844-1924), de l'Académie française, publie dans l'hebdomadaire Les Annales une étude sur Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889) [1] :

« J'aurais bien de la peine à me faire une idée juste de Barbey d'Aurevilly. Je l'ai toujours vu. C'est, pour moi, un souvenir d'enfance, comme les statues du pont d'Iéna au pied desquelles je jouais au cerceau, du temps qu'on cueillait encore des bouillons-blancs, des trèfles et des coucous sur les pentes sauvages et fleuries du Trocadéro. Je n'avais aucune opinion particulière sur ces statues-là ; je voyais vaguement que c'étaient des hommes qui tenaient par la bride des chevaux de pierre. Je ne savais point si elles étaient belles ou laides, mais je sentais bien qu'elles étaient enchantées comme la lumière du ciel qui me baignait délicieusement, comme les souffles salubres de l'air que je respirais avec joie, comme les arbres des quais déserts, comme les eaux riantes de la Seine, comme le monde entier. Oh ! je sentais bien cela ; mais je ne me doutais pas que l'enchantement était en moi, et que c'était moi, si petit, qui remplissais d'une radieuse allégresse l'immense univers. Il faut vous dire qu'à neuf ans, la subjectivité des impressions m'échappait totalement. Je goûtais sans effort la bonté des choses. Le mythe du paradis terrestre est d'une grande vérité, et je ne suis pas surpris qu'il soit entré profondément dans la conscience des peuples. Il est bien vrai que nous recommençons tous à notre tour l'aventure d'Adam, que nous nous éveillons à la vie dans le paradis terrestre et que notre enfance s'écoule dans l'aménité d'un frais Éden. J'ai vu, en ces heures bénies, des chardons qui poussaient sur des tas de pierres, dans des ruelles ensoleillées où chantaient les oiseaux, et, je vous le dis en vérité, c'était le paradis. Il était situé, non pas entre les quatre fleuves de l'Écriture, mais sur les collines de Chaillot et sur les berges de la Seine. Croyez-moi, c'est là une différence qui n'importe guère. Le paradis des petits citadins est plein de pierres taillées par les hommes : il n'en est pas moins inondé de mystère et de délices.

« Mes premières rencontres avec Barbey d'Aurevilly datent de cet âge paradisiaque. Ma grand-mère, qui le connaissait et qu'il étonnait beaucoup, me le montrait, dans nos promenades, comme une singularité. Ce monsieur, coiffé sur l'oreille d'un chapeau à rebords de velours cramoisi, et qui, la taille serrée dans une redingote à jupe bouffante, allait, battant de sa cravache le galon d'or de son pantalon collant, ne m'inspirait aucune réflexion, car mon penchant naturel était de ne point rechercher les causes des choses. Je regardais et aucune pensée ne troublait la limpidité de mon regard. J'étais content seulement qu'il y eût des personnes aisément reconnaissables. Et, certes, Barbey d'Aurevilly étaient de celles-là. Je lui en gardais, d'instinct, une sorte d'amitié. Je l'unissais, dans ma sympathie, à un invalide, qui marchait sur deux jambes de bois, avec deux batons, et qui me disait bonjour, le nez barbouillé de tabac ; à un vieux professeur de mathématiques, manchot, qui, la face rubiconde, souriait à ma bonne dans sa barbe de satyre, et à un grand vieillard, vêtu de toile à matelas depuis la mort tragique de son fils. Ces quatre personnes-là avaient pour moi, sur toutes les autres, l'avantage d'être parfaitement distinctes, et j'étais content de les distinguer. Encore, à l'heure qu'il est, je ne peux pas tout à fait détacher Barbey d'Aurevilly du souvenir du professeur, de l'invalide et du fou qu'il est allé retrouver dans le monde des ombres. Pour moi, ils faisaient partie tous quatre des monuments de Paris, comme les statues du pont d'Iéna. Il y avait cette différence qu'ils marchaient et que les statues ne marchaient point. Quant au reste, je n'y songeais pas. Je ne savais pas bien ce que c'était que la vie - et, après y avoir songé beaucoup depuis, j'avoue que je ne suis guère plus avancé.

« Une douzaine d'années s'étant passées avec facilité, je rencontrai par aventure, une nuit d'hiver, dans la rue du Bac, Barbey d'Aurevilly qui cheminait en compagnie de Théophile Sylvestre. J'étais avec un ami qui me présenta. Sylvestre faisait l'apologie de saint Augustin en jurant comme un diable. Il frappait avec le fer de sa canne la bordure du trottoir. Barbey l'imita, fit jaillir des étincelles et s'écria : “Nous sommes les Cyclopes du pavé !”.

« Il disait cela de sa belle voix grave et profonde. Ayant perdu ma première candeur, j'avais de grandes envies de comprendre ; je cherchai le sens de ces paroles sans pouvoir le découvrir et j'en éprouvai un véritable malaise.

« Il me fut donné de voir Barbey d'Aurevilly un moment à toutes les époques de ma vie. J'ai eu l'honneur de lui faire visite dans sa petite chambre de la rue Rousselet, où il a vécu trente ans dans une noble pauvreté et où il est mort entouré des soins d'une personne angélique.

« Cette rue Rousselet, étroite, sale, bordée de jardins, est pleine de souvenirs chers au cœur des vrais Parisiens. C'est là que Mme de La Sablière vint loger, quand, ayant renoncé au monde, elle se voua au service des malades. Cette charmante femme, qui avait aimé beaucoup de choses dans la vie, n'apporta à Dieu, dans sa pénitence, que les ruines de son cœur et de sa beauté ; elle lui vint sans jeunesse, abandonnée de son ami et le sein déjà mordu par le cancer qui devait la dévorer.

« À vingt pas de la chambre où l'amie de La Fare pleurait, il y a deux cents ans, sur les ruines encore fumantes de sa vie brûlée, devant une fenêtre ouverte sur les jardins des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, j'ai jeté bien des paroles toutes fraîches de jeunesse et d'espérance. C'est là qu'habitait mon ami Adolphe Racot, alors plein de rêves et projets, cordial, bon, vigoureux, et que le journalisme et les gros romans ont tué. Il est mort assommé comme un bœuf. Mais, en ce temps-là, l'infini était devant nous. De cette fenêtre, nous voyions la maison où François Coppée composait, dans un petit jardin, des vers, simples, aimables, comme lui-même. Paul Bourget y était assidu. Il sortait du collège, le front assombri de métaphysique sous sa chevelure d'adolescent. Coppée et Bourget fréquentaient Barbey d'Aurevilly et lui apportaient cette chose délicieuse : une jeune admiration. Le parfum des fleurs qui descendait des vieux murs, la jeunesse, la poésie, l'art ! O charmantes images de la vie ! O rue Rousselet !

« Barbey d'Aurevilly, vêtu de rouge dans sa pauvre chambre fanée et nue, se dressait superbe et magnifique. Il fallait l'entendre quand il disait, mensonge touchant : “J'ai envoyé mes meubles et mes tapisseries à la campagne !”

« Sa conversation était éblouissante d'images et d'un tour unique.

“Vous savez, cet homme qui se met en espalier, sur son mur, au soleil... Je tisonne dans vos souvenirs pour les ranimer... Vous regardez la lune, mademoiselle : c'est l'astre des polissons... Vous l'avez vu, terrible, la bouche ébréchée comme la gueule d'un vieux canon... Il est heureux pour Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il soit un Dieu ; comme homme il eût manqué de caractère il n'était pas râblé comme Annibal... Je me suis enroué en écoutant cette dame... J'ai aimé deux mortes dans ma vie...”

« Tout cela dit d'une voix grave, avec je ne sais quoi d'effroyablement satanique et d'adorablement enfantin.

« Et c'était un vieux monsieur du meilleur ton, d'une belle politesse, à grandes formes. Il était extraordinaire, sans doute ; mais, comme Henri IV sur le pont Neuf ou le palmier de la Samaritaine, il n'étonnait plus. Ses limousines doublées de velours rouge semblaient quelque chose, je ne dis pas d'ordinaire, mais de nécessaire.

« Au fond, et c'est ce qui le rendait tout à fait aimable, il n'a jamais cherché à étonner ni à amuser que lui-même. C'est pour lui seul qu'il portait des cravates de dentelle et des manchettes à la mousquetaire. Il n'éprouvait pas, comme Baudelaire, l'horrible tentation de surprendre, de contrarier, de déplaire. Ses bizarreries ne furent jamais malveillantes. Il était excentrique avec un heureux naturel.

« Il y a des parties obscures dans sa vie : on dit qu'il fut, pendant quelque temps, l'associé d'un marchand d'objets religieux du quartier Saint-Sulpice. Je ne sais pas si cela est vrai. Mais je le voudrais. Il me plairait que ce templier eût vendu des chasubles. J'y trouverais une revanche amusante de la réalité sur la convention.

« Une chose merveilleuse, quand on y songe, ce n'est pas que Barbey d'Aurevilly ait vendu des surplis, c'est qu'il ait fait de la critique. Un jour, Baudelaire, qu'il avait traité de criminel et de grand poète, le vint trouver et, déguisant son entière satisfaction, lui dit : “Monsieur, vous avez attaqué mon caractère. Si je vous en demandais raison, je vous mettrais dans une situation délicate, car, étant catholique, vous ne pouvez vous battre.” - “Monsieur, répondit Barbey, j'ai toujours mis mes passions au-dessus de mes convictions. Je suis à vos ordres.”

« Il se flattait un peu en parlant de ses passions. Mais il faut lui rendre cette justice qu'il n'hésita jamais à mettre ses fantaisies au-dessus de la raison. Sa critique est, en douze volumes, ce que le caprice a inspiré de plus extravagant. Elle est emportée et furieuse, pleine d'injures, d'imprécations, d'exécrations et d'excommunications. Elle fulmine sans cesse. Au demeurant, la plus innocente créature du monde. Là, encore, Barbey d'Aurevilly est sauvé par son génie, par son enfantillage heureux. Il écrit comme un ange et comme un diable, mais il sait ce qu'il dit.

« Quant à ses romans, ils comptent parmi les ouvrages les plus singuliers de ce temps, et il y en a deux pour le moins qui sont, dans leur genre, des chefs-d'œuvre : je veux parler de L'Ensorcelée et du Chevalier Destouches.

« On sait que le Chevalier Destouches contient le récit de plusieurs épisodes de la chouannerie normande. Or, le hasard me le fit lire par une lugubre nuit d'hiver dans cette petite ville de Valognes qui y est décrite. J'en reçus une impression très forte. Je crus voir renaître cette ville rétrécie et morte. Je vis les figures à la fois héroïques et brutales des hobereaux repeupler ces hôtels noirs, silencieux, aux toits affaissés, que la moisissure dévore lentement. Je crus entendre siffler les balles des brigands parmi les plaintes du vent. Ce livre me donna le frisson.

« Quant à la philosophie de Barbey, qui fut le moins philosophe des hommes, c'était à peu près celle de Joseph de Maistre. Il n'y ajouta guère que le blasphème. Il affirmait sa foi en toute rencontre, mais c'est par le blasphème qu'il la confessait de préférence. L'impiété, chez lui, semble un condiment à la foi. Comme Baudelaire, il adorait le péché. Des passions il ne connut jamais que le masque et la grimace. Il se rattrapait sur le sacrilège et jamais croyant n'offensa Dieu avec tant de zèle. N'en frissonnez pas. Ce grand blasphémateur est sauvé. Il garda dans son audace impie de tambour-major et de romantique une divine innocence, une sainte candeur qui lui feront trouver grâce devant la sagesse éternelle. Saint Pierre a dû dire, en le voyant : “Voici Barbey d'Aurevilly. Il voulut avoir tous les vices, mais il n'a pas pu, parce que c'est très difficile et qu'il y faut des dispositions particulières ; il eût aimé à se couvrir de crimes, parce que le crime est pittoresque ; mais il resta le plus galant homme du monde, et sa vie fut quasi monastique. Il a dit, parfois, de vilaines choses, il est vrai, mais, comme il ne les croyait pas et qu'il ne les faisait croire à personne, ce ne fut jamais que de la littérature, et la faute est pardonnable. Chateaubriand, qui, lui aussi, était de notre parti, se moqua de nous dans sa vie beaucoup plus sérieusement. »

Notes et références

  1. Anatole France, « Barbey d'Aurevilly, l'homme et l'œuvre », Les Annales, n° 1379, 28 novembre 1909.