Actions

Révolte des bouilleurs de cru (1935)

De Wikimanche

La révolte des bouilleurs de cru est une révolte paysanne qui s'est exprimée en 1935 en Basse-Normandie, principalement dans le Mortainais et le Domfrontais.

Un bouilleur de cru est un propriétaire ou fermier qui distille ou fait distiller les vins, cidres ou poirés, cerises, prunes, prunelles, provenant exclusivement de sa récolte. Il peut utiliser son propre alambic, faire appel à un loueur ambulant qui se déplace à domicile ou transporter ses récoltes dans des ateliers publics ou communaux [1].

Contexte

Arrivée de l'alambic.
Distillation.

Déjà sous l'Ancien régime, la production excédentaire de pommes à cidre amène les paysans à faire « bouillir » leur cidre en surplus pour le transformer en calvados. Au milieu du XVIIe siècle, un arrêté royal crée la corporation des distillateurs, un autre pose le premier acte fiscal concernant les eaux de vie [2].

La loi du 14 décembre 1875 autorise les bouilleurs à distiller pour leur usage personnel sans limitation de quantité, sans taxe ni déclaration. Une taxe importante s'applique seulement si l'eau de vie est vendue : elle multiplie le prix du litre par cinq [3].

À la fin du XIXe siècle, des organisations clandestines se livrent à un important trafic. En 1900, seulement 20 % de la production de « goutte » sont déclarés aux contributions indirectes. Les ligues antialcooliques, les pouvoirs publics et les distilleries industrielles tentent d'enrayer le commerce clandestin [3].

Deux lois de 1900 et 1903 mettent fin au privilège des bouilleurs de cru, établissant une surveillance plus serrée [4]. Levée de boucliers des élus, Arthur Legrand, député de Mortain, en tête ! La loi du 27 février 1906 rétablit les privilèges des bouilleurs de cru [3].

À partir de la Première Guerre mondiale, l'État réquisitionne l'alcool, surtout industriel, pour le service des poudres. La concurrence sévit entre l'alcool de betterave et l'alcool de boisson, au détriment de ce dernier [5]. La loi du 30 juin 1916 limite à dix litres la production d'eau de vie hors taxe, le reste doit être déclaré. Des contrôles de la Régie s'installent, tracassiers et vexatoires, la délation suit [3].

En 1922, à Béziers (Hérault), les vignerons obtiennent que l'État prenne en charge les alcools industriels pour les usages industriels, la consommation de bouche étant réservée aux alcools de vins, de cidres et de fruits. La production d'alcool s'envole, et c'est la chute de son cours, entraînant celle du vin, du cidre et des pommes [5].

Les bouilleurs de cru s'organisent. Auguste Leroux, de Barenton, est l'un d'eux. Le Syndicat national des bouilleurs de cru se met en place, le vicomte du Hamel de Milly, maire de Milly, en est le responsable pour la Manche [3].

Les bouilleurs de cru, au nombre de 50 000 dans la Manche en 1930, soit près d'un électeur sur deux, constituent un puissant groupe de pression auprès des politiques, si bien que les députés et sénateurs, comme Gustave Guérin à Mortain, se font les défenseurs des bouilleurs au Parlement, mais sans résultat [3].

La colère du bocage

Lors de la crise économique des années 1930, pommes et cidre se vendent mal. Il faut en transformer beaucoup en alcool, et payer (d'avance) des droits jugés exorbitants. La fraude s'intensifie, les agents de la Régie, en brigades volantes, perquisitionnent au domicile des suspects et infligent de nombreux procès aux resquilleurs. Malgré tout, les paysans estiment avoir le droit absolu de disposer des produits de leur récolte. Les organisations syndicales cherchent à calmer les esprits qui s'échauffent [6].

En 1932, les députés et le gouvernement bloquent un projet de loi du sénateur Émile Damecour qui prévoit le retour à la distillation sans taxe. Le syndicat des bouilleurs de cru recueille 5 000 adhésions à Mortain [3]. Le 17 septembre 1933, à Avranches, 4 000 congressistes et une vingtaine de parlementaires participent au 6e congrès national des bouilleurs de cru. Gustave Guérin, Maxime Fauchon et Joseph Lecacheux déclarent leur soutien aux bouilleurs, Yves Tizon est élu vice-président du syndicat [7].

Une vente-saisie au domicile de M. Rault à Saint-Laurent-de-Terregatte et à la requête des Contributions indirectes met le feu aux poudres [8].

Le 24 février 1935, 5 000 bouilleurs de cru de l'Orne, de la Manche, du Calvados et de la Mayenne se retrouvent à Mantilly (Orne) pour réclamer « le retour immédiat à la liberté de distillation » et demander aux élus municipaux de « démissionner pour donner une leçon impressionnante aux pouvoirs publics ». Heureusement, les cent gendarmes et gardes mobiles, commandés pour le maintien de l'ordre, n'ont pas à intervenir [6].

Très rapidement des démissions massives s'enchaînent, comme à Mortain [9] et Saint-Hilaire-du-Harcouët[10].

Le 1er avril 1935, à Passais-la-Conception (Orne), devant le maire, le conseiller général et 1 000 manifestants, on fait brûler les bondes des alambics devant le monument aux morts. Les cendres recueillies sont envoyées au président du Conseil, Pierre-Étienne Flandin. Ces autodafés de bondes d'alambics et de scellés se répètent dans la Manche, en particulier aux Loges-Marchis le 7 avril [11], à Barenton et Saint-Cyr-du-Bailleul. Le 10 avril, 2 000 personnes tentent d'assaillir la prison d'Avranches pour libérer un manifestant qui avait énergiquement botté les fesses d'un gendarme au Teilleul. À Barenton, 300 bouilleurs proposent de payer leurs impôts en nature... avec du calvados [3].

Le 11 avril 1935 à Buais, le préfet Lucien Lachaze, accompagné de Georges Gaudard, sous-préfet d'Avranches, et du représentant des contributions indirectes, scelle à nouveau quelques alambics, prêche le calme et pose la question des démissions avant de poursuivre au Teilleul, à Barenton et Mortain [12].

Le 17 avril, sur l'hippodrome de Saint-Hilaire-du-Harcouët, près de 15 000 bouilleurs de cru manifestent dans le calme le plus complet. Les orateurs Yves Tizon, Gustave Guérin ainsi que le président de la Fédération des producteurs de fruits à cidre, le secrétaire général de la Fédération nationale des bouilleurs de cru et Maxime Fauchon s'élèvent contre les perquisitions domiciliaires et réclament le retour à la liberté [13].

Le 18 avril, dans L'Ouest-Éclair, Maxime Fauchon exprime le mécontentement des bouilleurs de cru, face aux « perquisitions incorrectes », il souligne l'énormité d'un règlement vieux de plus de cent ans qui permet à une personne quelconque, assermentée, de regarder « jusque dans la poche des gens » [14]

Le 22 avril, 300 personnes réunies à Saint-James, où le maire M. Forcilleul est démissionnaire, réclament « l'inviolabilité du domicile, le retour à la loi de 1906, la dispense de déclaration, la circulation en franchise des pommes et des cidres titrant 4 degrés au plus, la suppression de l'odieux régime des primes au mouchardage, le port par les employés de la Régie d'un insigne distinctif et visible » [15]

Le 7 mai 1935, à La Chapelle-Urée, deux contrôleurs des contributions indirectes surprennent un paysan à distiller clandestinement. Plusieurs centaines de bouilleurs accourent pour le soutenir et s'opposer farouchement à tout contrôle du fisc. Des alambics sont descellés et leurs bondes brûlées. Malgré des paroles d'apaisement de quelques notables locaux, la distillation se fait à plein rendement et très tard dans la soirée.[16]

En mai, la « grève des urnes » empêche le déroulement normal des élections municipales. Pendant trois mois, dans le Mortainais et le Domfrontais, des dizaines de manifestations ont rassemblé des milliers de personnes, des échauffourées ont opposé les manifestants aux forces de police [3].

Vers l'apaisement

Le 2 mai, connaissant l'intention de bon nombre d'électeurs ruraux de s'abstenir au prochaines élections municipales, Maxime Fauchon, dans L'Ouest-Éclair, rappelle le devoir des maires, démissionnaires ou non, de se trouver à la mairie à l'ouverture du scrutin et déconseille l'abstention [17].

En mai, parmi les vœux déposés au début de la session du Conseil général, se trouve celui des députés Gustave Guérin et Bernard Quénault de La Groudière (ainsi que de nombreux conseillers) concernant retour à la loi de 1906 pour les bouilleurs de cru et l'inviolabilité du domicile [18]. Après un banquet réunissant 400 convives, 2 000 producteurs se massent dans la grande cour de la coopérative du Syndicat des agriculteurs de la Manche. À la fin de son allocution, Émile Damecour propose de demander un abaissement de la fiscalité et l'établissement d'un nouveau régime de l'alcool [19].

À partir du 1er juin 1935, sur décision du ministre des Finances, il n'est plus effectué de visites domiciliaires dans les locaux et habitations des bouilleurs de cru [20].

À partir du 1er juillet 1935, sur décision du conseil des ministres, dans les départements qui en feront la demande, les bouilleurs de cru ont la liberté complète de distillation, moyennant une redevance forfaitaire [21]. Le décret paraît au Journal officiel du 30 juin [22].

Vu l'importance du travail préparatoire que les Contributions indirectes doivent mettre sur pied, la session extraordinaire du Conseil général de la Manche, qui devait avoir lieu le 16 pour statuer sur l'application de ce décret, est repoussée au 24 juillet [23].

Le 12 août, le Conseil général de la Manche met en place une commission spéciale pour préparer la répartition du forfait départemental entre les communes [8].

Bibliographie

  • Hippolyte Gancel, avec Jacques Le Gall, Bouilleurs de cru et rats de cave, éd. Ouest-France, 2002 (ré-éd. 2007)
  • Auguste Leroux, Histoire des bouilleurs de cru ou les mémoires d'un petit fermier, Impr. du Mortainais, Mortain, 1948

Notes et références

  1. « Régime fiscal des bouilleurs de cru », Bulletin de l'Association pomologique de l'Ouest, éd. L. Caillot, Rennes, 1908, p. 65-70 (lire en ligne).
  2. M. Martin, « L'eau de vie et le régime des bouilleurs de cru en Normandie aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annuaire des cinq départements de la Normandie, Caen, 1936, p. 10-33. (lire en ligne).
  3. 3,0 3,1 3,2 3,3 3,4 3,5 3,6 3,7 et 3,8 Jean Quellien, « La révolte des bouilleurs de cru de 1935 en Basse-Normandie », Cahier des Annales de Normandie, n° 26, 1995, Mélanges René Lepelley, p. 559-569 (lire en ligne).
  4. A. Soulé, « Loi du 31 mars 1903 », Guide pratique du bouilleur de cru d'après les lois...., impr. F Jeanne, Avranches, 1904 (lire en ligne).
  5. 5,0 et 5,1 J. Grindorge, « Les manifestations des bouilleurs de cru. Genèse de la crise », L'Ouest-Éclair, 27 avril 1935 (lire en ligne).
  6. 6,0 et 6,1 L'Ouest-Éclair, 25 février 1935. (lire en ligne).
  7. L'Ouest-Éclair, 18 septembre 1933. (lire en ligne).
  8. 8,0 et 8,1 « L'épilogue d'une ardente campagne », L'Ouest-Éclair, 10 novembre 1935 (lire en ligne).
  9. L'Ouest-Éclair, 18 mars 1935 (lire en ligne).
  10. L'Ouest-Éclair, 14 avril 1935 (lire en ligne).
  11. L'Ouest-Éclair, 11 avril 1935.
  12. L'Ouest-Éclair, 13 avril 1935. (lire en ligne).
  13. L'Ouest-Éclair, 18 avril 1935.(lire en ligne).
  14. L'Ouest-Éclair, 18 avril 1935. (lire en ligne).
  15. L'Ouest-Éclair, 24 avril 1935. (lire en ligne).
  16. « Des bouilleurs s'opposent au rescellement des alambics », L'Ouest-Éclair, 9 mai 1935 (lire en ligne).
  17. L'Ouest-Éclair, 2 mai 1935. (lire en ligne).
  18. « Au Conseil général de la Manche », L'Ouest-Éclair, 17 mai 1935 (lire en ligne).
  19. « Au Syndicat des agriculteurs de la Manche », L'Ouest-Éclair, 19 mai 1935 (lire en ligne).
  20. L'Ouest-Éclair, 31 mai 1935. (lire en ligne).
  21. L'Ouest-Éclair, 26 juin 1935 (lire en ligne).
  22. « Le nouveau régime des bouilleurs de cru », L'Ouest-Éclair, 2 juillet 1935 (lire en ligne).
  23. « La session extraordinaire du Conseil général de la Manche  », L'Ouest-Éclair, 12 juillet 1935 (lire en ligne).