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Mémoire de guerre à Hébécrevon (1944)

De Wikimanche

Mémoire de guerre à Hébécrevon en 1944,

par Élisabeth Letribot, née Jamot, (1926-2017). Elle est l'épouse d'Émile Letribot (1926-2012), maire d'Hébécrevon de 1960 à 1995.

Ce témoignage est retranscrit grâce à l'accord de ses enfants Annie et Michel qui nous ont remis ce document écrit de la main de leur mère, dans le cadre du 75e anniversaire du Débarquement et de la Libération de la Manche.

Élisabeth Letribot a souhaité transmettre ce témoignage à ses petits-enfants, afin qu’ils sachent bien ce qui s’est passé chez nous en 1944 et ce qui a gâché la jeunesse de leurs grands-parents.

1940, la France est envahie par les Allemands.

1944, quatre années d’occupation, de privations de tout y compris de nourriture, couvre feu le soir, interdiction de sortir le soir après 9 heures sous peine de prison ou de fusillade. J’avais 18 ans et voici comment ma jeunesse et celle de beaucoup d’autres fut gâchée.

6 juin, débarquement américain et anglais sur les plages de Normandie.

Débarquement à Sainte-Marie-du-Mont, la pointe du Hoc et Ouistreham (Calvados).

Parachutage sur Sainte-Mère-Église.

Dans la nuit du 6 au 7 juin bombardement et destruction totale de la ville de Saint-Lô. La population n’ayant pu fuir, les tracts étant tombés loin de la ville, 800 morts sous les décombres, les autres ont fini sous le feu.

Vers le 15 juin, occupation de nos fermes par les états-majors allemands, obligation de quitter nos maisons pour aller coucher dans les chemins de terre que nous ne quittons même plus le jour afin de nous protéger de l’aviation et des obus, notre première tranchée fut faite à la scierie le long de la haie qui va de la route à la rivière en face de la barrière à Daniel Leclerc ; nous avons couché dans ce trou à peu près 8 jours ; ensuite nous avons fait un abri dans le chemin de terre qui relie le village de la Besnardière au pont de Froard, un abri couvert de tôles où nous sommes restés terrés jusqu’au 9 juillet.

Dans les derniers jours nous ne trayons plus les vaches.

Monsieur Mesnage un réfugié de Cherbourg resté à la ferme nous apporte à manger à l’abri d’excellents civets de lapin arrosés du vin de mon grand-père ; comme il enterrait le vin et beaucoup d’autres choses, autant en boire un peu avant de partir que de le laisser aux allemands.

8 juillet, au soir les tirs d’artillerie approchent, la bataille se situe au nord de la route Saint-Lô-Périers via le carrefour de la Grande Pièce.

Le soir même un voisin Victor Leclerc vient nous voir et nous annonce que l’ordre est donné par le maire de la commune Paul Rauline de partir à l’aube le lendemain.

9 juillet, 4 heures du matin nous remontons à la ferme pour prendre quelques affaires. Les officiers allemands étant partis avec les clés des chambres, mon père met une échelle et casse un carreau de la fenêtre afin de pouvoir prendre des matelas et des couvertures, quelques habits, de la farine pour faire du pain, du beurre et du jambon.

Nous partons avec nos deux chevaux, Bijou, attelé sur la vachère et transportant les affaires et le ravitaillement, Lisette attelée sur la carriole transportant 3 personnes âgées : le grand-père Levavasseur âgé de 80 ans, Madame Lelong réfugiée de Cherbourg, 90 ans et sa fille Madame Mesnage 70 ans avec une jambe cassée.

La famille Levavasseur nous rejoint avec Rosette notre âne attelée sur une petite voiture emportant leurs affaires. Nous emmenons également nos deux chiens Perlette et Bergère.

Nous quittons la ferme, je me retourne pour voir une dernière fois cette maison de mon enfance, comme si j’avais su que c’était la dernière fois, et je vois le sourire narquois des soldats allemands qui nous regardent partir en se disant, maintenant nous sommes maîtres des lieux.

Arrivés au bas de la côte, Bijou ne veut plus tirer, quelques soldats sur le passage poussent à la roue et ça redémarre.

Au village de la Gendrière deux soldats déserteurs qui ont profité de notre convoi brûlent leurs papiers, ils ont jeté armes et bagages, se sont habillés en civil à la scierie et poussent une charrette pour la famille Levavasseur. Ce sont deux jeunes alsaciens de 17 et 18 ans enrôlés de force dans l’armée allemande, ils s’appellent Robert Obeslé et Zimmermann. En montant la côte de Terrette ils font des signes aux camions allemands allant vers le front et n’arrêtent pas de parler allemand, nous leur demandons d’arrêter les gestes et de se taire sinon ils vont nous faire fusiller.

Arrivés à Cerisy-la-Salle un avion pique droit sur nous, nous nous cachons derrière un mur, il n’a pas mitraillé heureusement.

Nous reprenons la route et nous arrivons à Notre-Dame-de-Cenilly, à la ferme d'Émile Laisney, au village des Vigueries où nous sommes logés dans une grange, nous donnons du pain aux deux soldats déserteur et nous les prions de partir, nous ne les avons jamais revus.

Harassés de fatigue nous nous endormons sur la paille que nos hôtes ont bien voulu mettre à notre disposition ; nous étions 28 : mes parents, Louis et Julia Jamot, mes sœurs Simone et Marie-Madeleine, les voisins Maurice et Denise Lerebourg et leur fils Claude trois ans ainsi que Léa Vigot une autre voisine, la famille Pierre, Albert et Madeleine, les parents, Aimé, Irène, Louise et Raymonde les enfants. La famille Levavasseur comprenant l’arrière grand-père, Pierre 80 ans, Victoria et Eugène, Pierre et Thérèse, Bernadette et Jacques Bulot, ainsi que le petit André 4 ans de Paris que ses parents avaient envoyé à la campagne pour éviter les bombardements à Paris et surtout pour qu’il puisse manger car dans les villes le ravitaillement était rare. Et encore quelques réfugiés de Cherbourg, Monsieur et Madame Mesnage, Monsieur et Madame Ménard et leur mère Madame Lelong que nous avons enterré à Cérences en revenant.

Nous étions donc 28 terrassés de fatigue car nous faisions la route à pied, une nuit nous entendîmes un cri terrifiant, c’était Monsieur Ménard, un rat venait de lui passer sur le visage.

Nous sommes restés 8 jours et nous avons repris la route, nous avons passé la nuit suivante à Ver dans la région de Gavray chez Monsieur Carbonnel, ici nous avons eu des lits, ensuite nous sommes allés demander de l’eau dans une ferme du côté de Mesnil-Rogues, ces gens là ne connaissant pas la guerre nous on rit au nez, ils ont compris quelques semaines plus tard.

Nous avons encore repris la route en passant par La Haye-Pesnel où nous avons été reçus dans un centre d’accueil, là on nous a donné à manger.

Ensuite nous avons continué en passant par Sartilly et nous sommes arrivés au bout de notre voyage à Champcey prêt d’Avranches, nous arrivons dans un Carrefour, surprise papa retrouve sa sœur Maria.

La famille Pien d’Hébécrevon, nous avions pris le même chemin sans le savoir ; nous nous retrouvons donc en famille dans la même commune.

Arrivée dans le bourg de Champcey on nous envoie à la ferme du Manoir, ici nous sommes très bien reçus, la famille Héon nous donne sa plus belle chambre, nous y restons 15 jours et nos hôtes ayant une maison vide au bourg de Champcey nous y installent.

Ici nous étions au calme, le front de la guerre étant toujours resté chez nous.

Le 25 juillet ce fut l’opération « Cobra » qui détruisit entièrement notre région avec ses 2 600 bombardiers, il ne restait plus rien qui bouge dessous et ainsi les alliés purent entrer définitivement dans le pays.

Avant d’être libérés, le 31 juillet, nous avons connu une riposte des allemands dans la bataille de Mortain, quelques nuits sous les pommiers, cette fois-ci c’était un bombardement allemand, ensuite nous avons vu défiler l’armée allemande qui battait en retraite et nous avons été libérés définitivement le 31 juillet 44.

Nous étions sur une route de Champcey avec mes sœurs et Jacques Bulot, nous entendîmes un bruit épouvantable derrière nous, et je vois encore ce char américain rempli de soldats barbouillés de noir et couverts de feuilles nous mettre en joue, nous pointant du bout de leur fusil et nous demandant dans un langage incompréhensible où se trouvaient les allemands, nous leur avons indiqué le château de Bacilly tout proche, quelques coups de canon et tout fut fini, il n’y eu pas de résistance, c’était la fin.

Après la libération, Pierre Levavasseur, Jacques Bulot sont revenus à bicyclette chez nous et n'ont trouvé que ruines et désolation ; seule la maison de la famille Levavasseur transformée en hôpital était intacte, nous sommes donc rentrés et avons habité à la scierie en attendant d’avoir des baraques en bois pour nous loger, et cela a duré sept années avant que la France ne reconstruise les maisons, enfin nous avions la vie sauve et c’était le principal.

J’ai écrit ces quelques lignes à l’attention de mes petits-enfants, afin qu’ils sachent bien ce qui s’est passé chez nous en 1944 et ce qui a gâché la jeunesse de leurs grands-parents.

Signé Élisabeth Letribot