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Inventaire après décès à Saint-Pierre-d'Arthenay (1333)

De Wikimanche

Ce texte, rédigé le 17 juin 1333, est un bon exemple d'ancien français tardif présentant un certain nombre de caractéristiques dialectales de la Manche.

Il concerne l'ancienne paroisse puis commune de Saint-Pierre-d'Arthenay, réunie en 1831 à celle du Hommet sous le nom du Hommet-d'Arthenay.

Il s'agit de l'inventaire après décès (plus exactement après exécution par pendaison) des biens meubles d'un certain Guillaume Fauvel et de son épouse. Ces biens furent saisis par forfaiture [1], rattachés à ceux de la couronne ducale, puis vendus pour quarante livres tournois.

Texte

A touz ceux qui ces lettres verront ou orront [2], Robert du Sartrin, guarde du seel [3] et des registres des confessions des lettres de la viscontei de Karenten, salut. Sachent tous que par devant Robert le Canu, clerc, nostre attourné [4] quant à cen [5], fut present à Saint Pierre de Arthenay Jehan de la Capelle, serjant [6] du duc nostre sire, et recorda [7] par son serement que il avoit fait l'inventore des biens de Guillaume Fauvel et de sa fame, penduz, en la manère qui ensuit : Premèrement un cheval rouge ; deux truyez [8]; chinc veaus, deuz d'oan [9], et troiz d'antan [10]; deuz vaches, une rouge et autre noire ; diez brebis et deux aigneaus ; deux oiez ; deuz pos de metal ; quatre paelles [11]; quatre huches et deuz escrinz [12]; deuz coites [13]; une quaréte ferée [14]; troiz quaretiz [15]; une quarue ferée [16]; deux herches ; troiz bourreaus [17] o [18] touz les traiz [19]; un sourquot [20] de burnéte [21] fourrei, un sourquot de pers [22] fourrei, touz à fame; une coignie [23]; troiz tables ; un trou [24]; une pille [25]; deuz tonneaus ; deuz cuves et un refredeour [26]; troiz pippes et deuz queez [27]; siez oyseaus [28]; un truble [29]; une selle quaretère [30]; un plon [31]; une paere de roez fustières [32]; deuz poulainz à vin descendre [33]; une fauz; un escrinet [34]; ouict draz de linge [35]; une paele en fer; un greil [36]; une lanterne ; deux fauchilles ; un quaeril [37] de liet; deuz pouleinz; troiz geniches [38]; un anoil [39]; neuf pièches de fil de bruisserons [40]; deuz napes ; une touaille [41]. Et à cen furent presens Vincent Fautrart, Guillaume l'Escalier fiz Henri, Ricart le Vavassor, Ricart Faudin, Pierre du Maresc, Guillaume le Tourniant, Ricart Auberi, Guillot le Peletier, Pierre le Vavassour, Pierre Auberi, Rogier du Maresc et Raoul le Sage, qui distrent [42] par lour seremens que plus ne savoient des biens de ladite forfeture, exceuptei chinquante vergées [43] de bleiz, troiz vergées et demie de preiz. Laqueille forfeture, au duc notre sire appartenant, fut vendue quarante livres tournois quites à la main du duc nostre sire par dessus toutes mises. En tesmoing de cen, ces lettres sont seellées, à la relacion du dit attournei, du seel dessus dit, o le signet [44] du dit serjant. Cen fut fait l'an de grace mil troiz cenz trente et troiz, le jeusdi avant la feste Saint Jehan Bauptiste. Coram me [45] : CANU.

Commentaire

Remarques générales

Dans ce texte, les accents (graves et aigus), ainsi que la plus grande partie de la ponctuation et des majuscules, ont été ajoutés pour faciliter la lecture moderne.

Le texte est rédigé dans un ancien français tardif, dont le critère est le passage de o à ou dans un certain nombre de mots (par exemple, attourné, forme évoluée de l'ancien français atorné; bourreaus, forme évoluée de borrels; sourquot, forme évoluée de sorcot; poulainz, forme évoluée de polainz; touaille, forme évoluée de toaille, etc.). En fait, il s'agit pratiquement de moyen français, que certains font commencer vers 1350, et d'autres vers 1400.

Il est tout à fait caractéristique de ce que l'on peut rencontrer en matière de texte dialectal à cette époque : à savoir, une rédaction qui s'efforce de se conformer à la norme écrite de Paris, mais où émergent néanmoins quelques formes dialectales normandes, phonétiques et lexicales. Rappelons qu'il est exceptionnel de rencontrer un texte rédigé de manière cohérente et continue dans un parler dialectal avant le 16e ou 17e siècle, époque à laquelle les premiers textes satiriques employant le « parler du peuple » commencent à se multiplier.

On remarquera donc que l'introduction standard du texte (jusqu'au milieu de la ligne 4), où figurent un grand nombre de formules stéréotypées, est entièrement rédigée en ancien français. Les formes dialectales n'apparaissent qu'au début de l'énumération (avec le mot chinc « cinq », et s'interrompent avec elle, quatre lignes avant la fin avec le mot chinquante « cinquante », pour faire place à une conclusion de type standard. L'emploi du parler dialectal se fait donc de manière spontanée, lorsque le rédacteur entre en contact avec les objets du quotidien, qu'il est davantage habitué à nommer en patois qu'en français.

Caractéristiques dialectales

Traits normano-picards

Deux traits normano-picards sont décelables dans ce texte :

  • Conservation de [k] issu de c latin devant a, là où le français a [ʃ], noté ch : quaréte (charrette); quaretiz (chartils); quarue (charrue); quaretère (charretière); quaeril (cf. ancien français chaere « chaise, siège »); Ricart le Vavassor, Ricart Faudin, Ricart Auberi (Richard); Guillaume l'Escalier (cf. le patronyme de forme française Lechal(l)ier).
  • Évolution de [k] > [ʃ] (noté ch) issu de c latin devant e et i, là où le français a [s], noté c(e), c(i), ss : chinc (cinq); chinquante (cinquante); fauchilles (faucilles); geniches (génisses); pièches (pièces).
Traits de l'Ouest

On remarque également dans ce texte plusieurs caractéristiques des dialectes de l'ouest de la France.

Les deux premières se relèvent, en gros, de la Seine-Maritime à la Charente-Maritime :

  • Latin [e:], [i] toniques libres > [e], [ɛ] noté ei, é, ai, è, là où le français a [wa] noté oi, oy : refredeour (cf. français refroidir, de même radical).
  • Latin [o:], [u] toniques libres > [u], noté ou, là où le français a [ø] ou [œ], noté eu, œu, etc. : refredeour (cf. suffixe français -eur); Pierre le Vavassour (cf. patronyme français Levavasseur); lour (leur).

La dernière, plus tardive, affecte la Manche, le Calvados et l'ouest de l'Orne (ainsi que les régions plus au sud) :

  • Évolution de la finale [-je(:)], [-ˈe(:)] > [(j)i(:)] (fermeture de la voyelle en contexte palatal) : coignie (cognée).

Sources : ce texte est extrait de l'ouvrage de Léopold Delisle, les Actes normands de la Chambre des Comptes sous Philippe de Valois (1328-1350), Rouen, Le Brument, 1871, p. 60, § 9.

Notes et références

  1. Amende punissant un délit, le plus souvent par confiscation des biens. Certains toponymes gardent la trace de domaines forfaits, tels que le hameau de la Forfaiture à Grosville, dans le canton des Pieux.
  2. Entendront : futur de l'ancien français oir « ouïr, entendre ».
  3. Garde du sceau.
  4. Ancien français atorné « procureur chargé de représenter une partie en justice ». Ce sens est caractéristique de la Normandie, puis de l'Angleterre, où le mot fut importé après la Conquête. Il est à l'origine de l'anglais attorney « avoué ; procureur ».
  5. Ancien français cen « cela » ; nostre attourné quant à cen, « notre représentant judiciaire dans cette affaire ».
  6. Ancien français serjant « officier de justice ».
  7. Confirma.
  8. Truies ; comme dans la plupart des mots qui suivent, le pluriel est noté par un -z final, très fréquent en ancien français.
  9. Ancien français oan « cette année, année courante » < HOC ANNO.
  10. Ancien français antan « l'année dernière » < °ANTANNU, du latin ante « avant » et annus « an ».
  11. Ancien français paele « poêle, ustensile de cuisine » < PATELLA « petit plat ». Le mot est conservé dans le Cotentin (et sporadiquement en Haute-Normandie) sous la forme non labialisée pêle. Il a abouti à poêle en français standard.
  12. En ancien français, huche et escrin désignent deux sortes de coffres, le second plus petit que le premier.
  13. Forme évoluée de l'ancien français coilte « toile, couverture ; matelas » < CULCITA. Le mot a abouti en français standard à couette ; les parlers de la Manche ont le dérivé couéti « coutil ; toile du lit de plumes ».
  14. Une charrette ferrée, c'est-à-dire dont les roues sont cerclées de fer.
  15. Forme normano-picarde plurielle de l'ancien français charetil, qui a désigné une longue charrette employée pour le transport des gerbes. Le mot susbsite dans certains parlers de la Manche sous la forme quertyi, long tombereau servant au transport du foin, des céréales, des tonneaux, etc.
  16. Une charrue ferrée, dont les roues sont cerclées de fer.
  17. Forme plurielle de bourrel < ancien français borrel « collier de bête de somme », d'où dérive le mot bourrelier.
  18. Ancien français o « avec » < latin apud. Le mot subsiste dans quelques parlers normands.
  19. Traits d'attelage.
  20. Forme évoluée de l'ancien français sorcot « vêtement sans manches, porté sur la cotte ; corsage serré, boutonné par devant, arrondi sur les hanches ».
  21. Métathèse de l'ancien français brunete, qui a désigné une étoffe teinte, fine et recherchée, de couleur presque noire, portée autrefois par les gens de qualité.
  22. Ancien français pers « drap bleu ».
  23. Forme dialectale normande de l'Ouest de l'ancien français coignee « cognée, grosse hache ». Dans ce mot, comme dans aigneaus ci-dessus, la graphie -ign- note le n mouillé [nˈ] qui deviendra le son [ɲ] en français moderne (dans cognée, agneau, etc.). La lettre i ne doit donc pas être prononcée.
  24. Sans doute pour trouil, forme évoluée de l'ancien français troil « pressoir », étant donné la nature des objets qui suivent. Le terme a aussi pris le sens de « treuil de puits » en moyen français, d'où procède la forme actuelle treuil. En Normandie, le mot trouil (variantes trau, tras, etc.) a désigné dans plusieurs patois le dévidoir servant à dérouler le fil recueilli sur les fuseaux, et à former des échevaux. Cependant, le sens de « pressoir » semble mieux convenir ici, dans un contexte d'objets associés à la boisson.
  25. Ancien français pille « vase servant à contenir les liquides ; mesure pour les liquides ».
  26. Forme dialectale normande de l'Ouest de l'ancien français refredoir « rafraîchissoir, vase de faïence ou de métal où les boissons étaient mises à rafraîchir ».
  27. Ces pipes et ces queues (à quoi pensiez-vous ?) étaient des tonneaux ! La pipe est en ancien français une mesure de contenance, et prend le sens de « tonneau » en moyen français, où le mot est souvent noté pippe. Il est toujours usité dans l'est de la Manche, où il désigne un tonneau contenant de 5 à 10 hectolitres. Il est également usuel en Normandie (excepté la Seine-Maritime), avec diverses valeurs. La queue (aussi attestée en ancien français sous sa variante masculine queu) était une autre mesure de capacité, une futaille ou un tonneau contenant environ un muid et demi.
  28. Ces six oiseaux restent mystérieux. S'il s'agit d'outils ou d'ustensiles, ce qui est probable, leur sens nous est inconnu.
  29. Pelle en bois garnie de fer, servant aux travaux du pressoir. Ce mot dialectal, déjà attesté chez Wace, est aujourd'hui caractéristique du Cotentin. Il n'entretient sans doute aucun rapport avec l'ancien français truble « filet de pêche », mais s'apparente à l'ancien français tardif truble « sorte de fourche à trois pointes ». Le mot semble issu du latin tryblium « plat, écuelle », emprunté au grec τρυϐλίον (trublíon). C'est une métaphore appliquée au fer (ou plutôt au bois) initialement concave de l'outil, analogue à celle qui est à la base de louchet « bêche », formé sur louche.
  30. L'ancien français sele a désigné un siège en bois sans dossier, aussi bien qu'une selle proprement dite. Sans doute faut-il comprendre par selle quaretère un « banc de char », littéralement « selle charretière ».
  31. Ancien français plon « vase en plomb » (?).
  32. Ancien français fustier « en bois » ; cette paire de roues fustières se distingue des roues cerclées de fer.
  33. Deux poulains servant à descendre le vin : en ancien français, le mot polain a désigné une poulie, mais en Normandie, et particulièrement dans la Manche (forme dialectale moderne poulan), ce terme s'applique souvent à un assemblage de deux madriers servant à amener un tonneau sur un tombereau, ou ici à le décharger.
  34. En ancien français, ce mot a désigné un petit écrin, une cassette; mais comme il est cité ici après la faux, peut-être s'agit-il d'un buhot (étui dans lequel le faucheur conserve sa pierre à aiguiser).
  35. Ce mot a ici son sens étymologique de « toile de lin » < °LINIU (latin lineus).
  36. Ancien français greil « gril ».
  37. Ce mot semble être un dérivé en -il (augmentatif ou collectif ?) de quaere, forme normano-picarde de l'ancien français chaere « chaise ». Il est inconnu des principaux ouvrages de référence, et son sens est incertain, quoiqu'apparemment en relation avec le lit (mot suivant).
  38. Terme toujours très vivant dans la Manche (comme dans le reste de la Normandie). On fait généralement une différence entre la geniche [ʒniʃ], de la saillie au premier vêlage, et le genichon [ʒniʃõ], jeune génisse jusqu'à 18 mois.
  39. Bouvillon; du gallo-roman °ANNUCLU (latin annuclus, annuculus « âgé d'un an »).
  40. Sens inconnu ; le rapport avec l'ancien français brosseronné « garni de nœuds » est problématique.
  41. Forme évoluée de l'ancien français toaille « serviette, nappe » ; le premier sens s'impose ici, puisque ce mot vient après nape. Il est issu du francique °thwahlja « serviette », dérivé de °thwahlân « laver ». L'ancien français toaille est à l'origine de l'anglais moderne towel « serviette », et survit dans la Manche sous la forme touaille « nappe, serviette, torchon », etc.
  42. Ancien passé simple de dire.
  43. Mesure de superficie valant environ 20 ares.
  44. Signe ou sceau.
  45. Formule latine, « en ma présence ».