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Guerre 14-18 : Saint-Thomas-de-Saint-Lô et ses 13 "Morts pour la France"

De Wikimanche

Les treize « Morts pour la France » durant la Guerre 1914-1918 originaires de l'ancienne commune de Saint-Thomas-de-Saint-Lô près de Saint-Lô.

Préambule

En février 1928, on pouvait lire dans le bulletin paroissial de l’église Notre-Dame de Saint-Lô, dans un article consacré au village de Saint-Thomas-de-Saint-Lô, le passage suivant : « À côté de la coquette mairie, vous saluerez le monument aux morts élevé à la mémoire des treize enfants de Saint-Thomas morts au champ d’honneur. C’est un lieu profondément recueilli. En vous approchant de la stèle, marquée du signe de la rédemption, entourée de couronnes et de croix, vous aurez l’impression de fouler le sol d’un cimetière du front ».

Cette prose patriotique peut paraître désuète en 2015, mais, même si le village de Saint-Thomas n’existe plus (il a été rattaché à Saint-Lô en 1964), ce monument est toujours fleuri le 11 novembre. Situé dans le village du Hutrel, il voit passer beaucoup de promeneurs, dont certains peut-être s’interrogent : qui étaient-ils ? qu’ont-ils vécu sur le front ? Nous essaierons de répondre à ces questions en exploitant leurs « fiches de décès » et leurs « fiches matricules », désormais accessibles sur internet. Et pour plus de commodité, nous ne respecterons pas l’ordre des noms adopté sur le monument (il ne présente aucune logique claire, même pas alphabétique) en racontant l’histoire de ces treize hommes dans l’ordre chronologique de leur décès.

11 novembre 2014.

1914, les cinq premiers morts

  • Edmond Cordhomme (225e RI), né le 24 août 1885, mort à 29 ans le 24 août 1914 à Mogimont (Belgique)

Arsimont et Falisolle sont deux villages situés à proximité de la ville de Charleroi, qui a donné son nom à la première bataille d’envergure de la Première Guerre mondiale, du 21 au 23 août 1914. C’est une défaite pour l’armée française, avec un terrible bilan humain : entre 25 000 et 27 000 pertes le 22 août, jour le plus sanglant de toute l’histoire de France. Face aux mitrailleuses et à l’artillerie lourde allemandes, l’état-major n’a pour doctrine que les charges à la baïonnette, évidemment vouées à l’échec. L’armée française doit donc ordonner une retraite qui ne s’arrêtera que quinze jours plus tard, lors de la Bataille de la Marne, Lenharrée étant un des villages de la ligne de défense française (du 7 au 9 septembre).

Les 25e RI, 136e RI et 225e RI sont des régiments d’infanterie en grande partie composés de soldats originaires de la Manche, casernés puis mobilisés soit à Cherbourg (25e et 225e), soit à Saint-Lô (136e). Les 25e et 136e sont dirigés vers le front (d’abord en train, puis à pied) dès le 7 août, le 225e dès le 10. Ces trois régiments sont vite décimés. Par exemple, le 25e RI perd 20 officiers et 1 400 hommes de troupe dans la seule journée du 22 août ! Ces chiffres sont d’autant plus terribles quand on sait qu’un régiment avait un effectif réglementaire de 120 officiers et 3 250 hommes de troupe. Rappelons également qu’une « perte », en langage militaire, signifie qu’un combattant « n’est plus à l’effectif du régiment ». Il peut donc avoir été fait prisonnier, avoir été blessé et soigné par l’ennemi, ou purement et simplement avoir « disparu », sans témoins et « sans trace visible du corps ».

Or c’est ce qui est arrivé aux cinq soldats de Saint-Thomas ! Louis Lafosse, Aimé Letellier, Edmond Cordhomme et Pierre Nicolle sont tous déclarés disparus sur leurs fiches matricules, sans autre commentaire que celui concernant Aimé Letellier : « plaque et livret transmis par la commune de Falisolle ». Le cas d’Eugène Lecoustey est plus troublant encore puisque sa fiche de décès mentionne « tué à l’ennemi à Charleroi le 22 août », alors que sa fiche matricule (établissant définitivement son statut) indiquera qu’il s’agit d’« un prisonnier décédé antérieurement au 21 décembre 1914 » ! Nous avons essayé de retrouver sa trace dans les listes des soldats faits prisonniers en 1914, sans succès.

Les croix.

Comment expliquer de telles confusions ? Par la nature de cette bataille de Charleroi : impréparation devant cette guerre « moderne » fondée sur l’artillerie, officiers dépassés par l’ampleur des pertes, choc terrible, autant psychologique que physique. Le déroulement de la bataille de Mogimont (région de Bouillon, lors de la retraite vers le sud de la Belgique) est très parlant à cet égard. Le 23 août, le 225e RI s’établit dans un bois et essaie de tenir sa position face à l’avancée ennemie. Mais le 24, à 23 h, l’armée allemande déclenche un barrage d’artillerie tel que le régiment doit battre en retraite à 2 h 30 du matin. Dans ces conditions, en pleine nuit, sous un déluge de feu, comment établir le relevé réglementaire des pertes ? Le site internet du village de Mogimont a conservé ce relevé, écrit à la plume par un des officiers du régiment : le nom d’Edmond Cordhomme n’y figure pas.

À présent, pensons aux familles de ces cinq disparus. Avec cette hécatombe du mois d’août, les services postaux des armées sont débordés. Les avis de décès sont donc envoyés par paquets, fin septembre. Pour la Manche, le choc est terrible : 7 382 hommes sont tués ou blessés en quelques jours, jamais le département n’avait connu une telle saignée. Dans les petits villages comme Saint-Thomas, c’est au maire d’annoncer la mauvaise nouvelle, c’est lui qui reçoit un courrier du régiment, avec la formule rituelle : « J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir, avec tous les ménagements nécessaires en la circonstance de prévenir, etc. » Auguste Huet a été maire de Saint-Thomas de 1907 à 1933, c’est donc à lui qu’est revenue cette pénible tâche. Avec des coïncidences tragiques : Edmond Cordhomme meurt le jour de son anniversaire, à 29 ans. Pierre Nicolle avait un frère jumeau, Louis, incorporé au 136e RI. Il est « porté disparu » lui aussi, deux jours après Pierre, le 9 septembre, à Fère Champenoise, à quelques kilomètres de Lenharrée, où venait de mourir son frère…

1915 à 1918 : six destins

Les longues listes de morts de 1914 étaient d’autant plus brutales et traumatisantes pour les populations civiles qu’elles étaient régionales. À partir de 1915, l’état-major décide de diluer la composition des régiments. Certes, les 336e RI (Saint-Lô) et 41e RI (Bretagne) restent homogènes, mais comme en témoigne la liste ci-dessous, les Normands peuvent se retrouver dans des régiments formés à Limoges (412e RI), Châlons-sur-Marne (25e régiment d’artillerie),) ou aux Andelys (403e RI).

  • Émile Vérité (136e RI), né le 23 octobre 1880, mort à 34 ans le 19 janvier 1915 à Blangy (Pas-de-Calais).
  • Albert Huet (336e RI), né le 11 mai 1885, mort à 30 ans le 5 juin 1915 à Souain (Marne).
  • Ernest Tanqueray (41e RI), né le 9 janvier 1895, mort à 21 ans le 21 mars 1916 à Four-de-Paris (Meuse).
  • Victor Lecrosnier (412e RI), né le 7 juillet 1896, mort à 19 ans le 4 juin 1916 à Verdun (Meuse) sur la côte 304.
  • Jules Lefranc (25e RA), né le 16 février 1877, mort à 39 ans le 25 novembre 1916 à Saint-Lô.
  • Victor Tanqueray (403e RI), né le 16 avril 1891, mort à 27 ans le 28 septembre 1918, à Sainte-Marie-à-Py (Marne)

Dès octobre 1914, le front se bloque et s’enlise, jusqu’en 1918. Les armées s’enterrent et toutes les attaques échouent. Du nord à l’est de la France, les régiments qui viennent d’être cités participent aux affrontements les plus violents et les plus sanglants : batailles d’Artois (Blangy), de la Marne (Souain, Sainte-Marie-à-Py), de l’Argonne (Four-de-Paris) et bien sûr bataille de Verdun (côte 304). Contrairement aux cinq soldats morts en 1914, aucun de ces six soldats n’est déclaré « disparu », mais « tué à l’ennemi » (ou décédé de ses blessures). Voici leurs destinées militaires.

Émile Vérité passe devant le conseil de révision en 1900, avec la décision suivante « dispensé article 22 soutien de famille ». Cet article figure dans la loi Freycinet du 15 juillet 1889, donc toute récente. Cela signife qu’Émile Vérité apporte l’essentiel des revenus de sa famille, ou qu’il assure un soutien irremplaçable à un des membres de cette famille (membres mineurs, déficiences). Néanmoins, ses obligations militaires ne sont pas abolies, mais réduites à un an « sous les drapeaux » (au lieu de deux). Il effectue son service de 1901 à 1902 et en sort « soldat de 1° classe ». Cette catégorie n’est pas un grade, mais une distinction, elle signifie qu’Émile Vérité est reconnu apte à accéder éventuellement au grade de caporal. Mais il n’a pas l’occasion de l’exercer, puisque, arrivé sur le front le 20 octobre 1914, il meurt le 19 janvier de l’année suivante, dans les féroces combats autour du village de Blangy, qui commande l’entrée d’Arras, dont les Allemands veulent absolument s’emparer.

Ernest Tanqueray est incorporé à la fin de sa dix-neuvième année, le 18 décembre 1914. Dans la rubrique « Détail des services », on ne signale qu’une convalescence d’une semaine à Rennes en août 1915 pour « raideur à l’index », « accident survenu au dépôt ». Le soldat de deuxième classe Ernest Tanqueray meurt sept mois plus tard au cours des combats du Four-de-Paris, secteur de l’Argonne tenu depuis des mois par son régiment, malgré d’incessantes attaques allemandes.

Albert Huet, lui aussi soldat de 1° classe à l’issue de son service militaire, est incorporé dès le 4 août 1914 puis nommé caporal un mois après, le 7 septembre. Cela signifie qu’à 29 ans, le commandant de sa compagnie est qu’il est « apte au commandement » : il devient donc chef d’escouade (de 8 à 15 hommes). Le 10 mars 1915, la 21e section de son régiment, le 336e R.I. refuse de sortir des tranchées au nord de village de Souain. L’état-major décide de faire un exemple et décide de faire fusiller 6 caporaux, dont 4 originaires de la Manche. Nous ignorons si Albert Huet les connaît, en tout cas il assiste forcément à leur exécution, qui a lieu devant tout le régiment, le 17 mars. Trois mois après, il tombe, lui, sous les balles ennemies, toujours à Souain. Nous savons qu’il est inhumé dans le cimetière de Suippes, situé à quelques kilomètres. Sa famille doit ensuite faire transférer le corps puisque son nom ne figure pas sur le registre actuel de cette nécropole. Albert Huet est le fils d’Auguste Huet, le maire de Saint-Thomas.

Victor Lecrosnier est celui qui est mort le plus jeune, à 19 ans, le 4 juin 1916. Comme tous ceux de la classe 1916 (ceux qui avaient 20 ans en 1916), l’armée a reculé d’un an son incorporation, le 11 avril 1915 précisément, à 18 ans. Un peu plus d’un an plus tard, il meurt pour défendre une colline au nord-ouest de Verdun, considérée comme « stratégique » et appelée Côte 304 : 10 000 soldats français y laisseront leur vie.

Jules Lefranc est mort à 37 ans (le plus âgé sur la liste), dans des circonstances bien particulières. Appartenant à la classe 1897, il effectue son service militaire dans l’artillerie de 1898 à 1901, soit trois ans ! C’est l’effet de la loi Freycinet évoquée plus haut. Ajoutons qu’il n’a pas eu de chance puisque le tirage au sort permet à la moitié d’une classe de ne faire qu’un an ! Ce tirage au sort sera supprimé par la loi de 1905, avec un service réduit à deux ans, mais cette fois pour tous. Jules Lefranc, d’abord nommé brigadier, est « cassé de son grade » et «remis 2e canonnier conducteur ». Nous ignorons les raisons de cette rétrogradation, d’autant que Jules Lefranc obtient à l’issue de son service un « certificat de bonne conduite ». Le grade de brigadier correspond à celui de caporal. Quant au 2e canonnier conducteur, c’est l’homme de troupe conduisant l’attelage, s’occupant du caisson (donc des obus) et des chevaux. Jules Lefranc est d’ailleurs affecté du 3 au 10 août 1914 à leur réquisition : un million de chevaux sont ainsi arrachés à leurs propriétaires dès le début de la guerre ! Le 25 août 1914, Jules Lefranc est affecté au 25e régiment d’artillerie dans le corps expéditionnaire d’Orient. Cette armée a pour objectif de soutenir l’armée serbe à partir du port grec de Salonique. Les troupes françaises y débarquent le 5 octobre 1915. Mais un mois plus tard, le 12 novembre, Jules Lefranc est évacué du front, ayant contracté la dysenterie, avec insuffisance hépatique aiguë. Rapatrié à l’hôpital de Saint-Lô, il y décède un an plus tard, le 25 novembre 1916. Son cas n’est pas exceptionnel, les antennes de service de santé ayant été submergées par les maladies graves liées à l’hiver très froid sévissant à Salonique.

Victor Tanqueray était le frère aîné d’Ernest. Ils étaient tous les deux très grands pour l’époque : respectivement 1,76 m et 1,75 m. Lors de la première bataille de la Marne, tout près de Reims, Victor a la jambe gauche traversée par une balle le 24 septembre 1914. Trois ans plus tard, presque jour pour jour, le 14 septembre 1917, dans le secteur du Chemin des Dames, il subit la même blessure, toujours à la jambe gauche ! À cette occasion, il est cité à l’ordre de son régiment (les termes de cette citation ne figurent pas dans les archives militaires). Et le 31 août de cette même année, il est à nouveau cité, mais cette fois-ci explicitement : « s’est offert pour assurer le ravitaillement en munitions de la première ligne sous un violent bombardement et des tirs de mitrailleuses ». En 1918, Victor Tanqueray participe à la deuxième bataille de la Marne. Cette fois-ci, contrairement à 1914, ce sont les Allemands qui reculent. Le 28 septembre, sous une pluie violente, les combats sont particulièrement violents dans le secteur, transformé en bourbier, de Sainte-Marie-à-Py, (à 30 kms de Reims, à nouveau). Victor Tanqueray est blessé une troisième fois, mais c’est une blessure mortelle. Il meurt à quarante-trois jours de la fin de cette guerre qu’il a faite dans sa presque totalité, simple soldat de deuxième classe.

Drapeau des anciens combattants.

Le service auxiliaire : deux autres destins

  • Jean Lerebourg, né le 4 septembre 1882, meurt à 32 ans le 15 mai 1915, à Saint-Thomas-de-Saint-Lô.
  • Gaston Frican, né le 18 septembre 1895, meurt à 22 ans le 7 mars 1918 à Avocourt (Meuse)

Pour bien comprendre l’histoire de ces deux hommes, bien différente de celle des onze précédents, il faut en décrire le contexte. À l’issue des conseils de révision on déclarait « bons pour le service auxiliaire » ceux qui étaient exemptés de service militaire armé. Cette exemption reposait sur deux critères essentiels, soit un critère « moral », déjà évoqué (être soutien de famille), soit un critère physique (problèmes de santé empêchant de participer au service actif : mauvaise vue, varices, maladie pulmonaire, etc). Les tâches dévolues au Service Auxiliaire étaient diverses : services automobiles, hôpitaux, ambulances, travail de bureau… Tout ceci était en place avant que la guerre ne se déclare. Mais en 1914, celle-ci s’annonçant plus longue que prévu, dès le 20 septembre 1914 un décret change le statut du service auxiliaire : désormais, il ne sera plus définitif, les exemptés devant repasser chaque année devant une commission de réforme et donc éventuellement aller au front.

Jean Lerebourg, en tant que « fils aîné d’une famille de sept enfants », en vertu de l’article 22, ne doit accomplir qu’un an de service, mais auxiliaire : il est incorporé de 1903 à 1904 dans une section « de commis et ouvriers d’administration ». Quand la guerre est déclarée, Jean Lerebourg est affecté dès le 3 août à Rennes comme commis dans un bureau. Il repasse devant la commission spéciale de réforme le 1er février 1915 à Versailles. Mais comme on détecte une « pleurésie aigüe récente » et de graves problèmes pulmonaires, Jean Lerebourg est démobilisé. Il revient chez lui à Saint-Thomas pour y mourir trois mois plus tard, le 15 mai.

Gaston Frican va lui aussi passer par le service auxiliaire, mais avec un destin bien différent. Appartenant à la classe 1915, il passe le conseil de révision avec un an d’avance, en 1914 : on le classe dans le service auxiliaire pour « varices à la jambe gauche ». Le 3 mars 1915 il est incorporé dans l’infanterie en tant qu’infirmier et soldat de 2e classe. Le 9 septembre une commission de réforme confirme ce classement pour « varices volumineuses ». Mais un an après, le 26 novembre 1916, la commission spéciale de réforme le juge désormais apte au service armé ! Le 22 mars 1917, Gaston Frican rejoint le 272e RI (formé à Amiens). En août, il est cité à l’ordre du régiment. Faisant partie de la chaîne des coureurs reliant son bataillon au commandement, probablement dans le secteur de Verdun, il franchit plusieurs centaines de mètres à découvert dans un terrain bombardé et assure régulièrement « la transmission des plis qui lui étaient confiés durant les journées du 11 et 12 juillet 1917, malgré le feu d’artillerie particulièrement violent ce jour ». Suite à ces actes de bravoure, Gaston Frican reçoit la croix de guerre avec étoile de bronze. Rappelons que cette décoration a été créée en 1915 pour récompenser un militaire ayant obtenu une citation (chaque citation valant une étoile). Gaston Frican est en outre nommé soldat de 1re classe le 11 décembre 1917. Mais moins de trois mois plus tard, le 7 mars 1918, il meurt près de Verdun, dans le secteur d’Avocourt, village tenu par les Français, au prix de lourdes pertes. Gaston Frican y repose toujours (tombe 991), au milieu des 1888 soldats inhumés dans la Nécropole Nationale d’Avocourt…

Les « enfants » de Saint-Thomas-de-Saint-Lô

Comme sur tous les monuments aux morts de France, on peut lire sur celui de Saint-Thomas-de-Saint-Lô l’expression « À ses enfants ». Beaucoup penseront qu’il s’agit des hommes nés dans la commune. Et pourtant, sur les treize soldats, seuls trois y étaient nés : Louis Lafosse, Albert Huet et Ernest Tanqueray. Comment expliquer cette apparente anomalie ?

Pour cela, il faut reconstituer le circuit administratif des fiches matricules (appelées aussi matricules militaires) et des fiches de décès. La fiche matricule est un document administratif rédigé par l’Armée dès le passage devant le Conseil de Révision et qui suivra le citoyen-soldat jusqu’à sa libération définitive du service militaire, soit à 49 ans. Dans ce document on faisait figurer : état civil, signalement, degré d’instruction, détail des services et des campagnes, et surtout l’adresse du futur conscrit au moment du conseil de révision, c’est-à-dire à l’âge de 19 ou 20 ans. Et c’est à la mairie de la commune de résidence (souvent des parents) que seront envoyées les fiches de décès, qui serviront ensuite à établir la liste des « enfants de la commune » morts pour la France.

Mais cette règle n’a pas toujours été respectée et le monument aux morts de Saint-Thomas en témoigne. En effet les fiches de décès d’Edmond Cordhomme et de Pierre Nicolle n’ont pas été envoyées au maire de Saint-Thomas mais aux maires des communes manchoises de Placy Montaigu et Saint Ény (Sainteny aujourd’hui) puisque c’est là qu’habitaient les parents des deux soldats. Pourtant leurs noms ne figurent pas sur les monuments aux morts de ces deux communes. Pour quelle raison se retrouvent-ils alors sur celui de Saint-Thomas ? Là encore c’est leur fiche matricule qui donne la réponse : ils étaient tous les deux domestiques agricoles dans des fermes de Saint-Thomas (à La Canée pour Cordhomme). On peut supposer que les fermiers en question et le maire de Saint-Thomas ont estimé qu’à ce titre ils méritaient bien le titre d’ « enfants » du village.

Une dernière difficulté est à examiner, celui de l’état civil, pas forcément très bien respecté sur deux plans : l’orthographe des noms et l’ordre des prénoms. Ces erreurs ou ces oublis concernent à nouveau Cordhomme et Nicolle. Sur le monument aux morts de Saint-Thomas, on peut lire : « Cord’homme Edmond » et « Nicolle Pierre ». Pour le premier, l’apostrophe est une erreur, et Edmond n’est que le troisième prénom sur l’état civil. En réalité, Cordhomme se prénommait Auguste Aimable Edmond. Comment comprendre ces erreurs ? Orthographe mal connue d’une famille n’étant pas établie dans le village ? Prénom d’usage, ou affectueux, donné par les fermiers de La Canée ? Il est difficile de répondre avec certitude. Quant à « Nicolle Pierre », la difficulté vient de l’absence du deuxième prénom, Désiré. En effet, il existe dans la Manche un autre Nicolle Pierre mort pour la France ! Mais le monument aux morts de Saint-Pierre-de-Semilly, où il résidait, permet de lever l’ambiguïté : l’inscription donne cette fois son état civil complet : Pierre Marie Nicolle.

Quand la liste des Morts pour la France est beaucoup plus longue, on imagine le nombre de confusions ou d’interrogations possibles. Seule une étude attentive des archives militaires permet de dénouer cet écheveau. Ajoutons qu’en tout onze hommes nés à Saint-Thomas-de-Saint-Lô (dont les trois que nous avons évoqués) sont « morts pour la France ». On peut trouver leurs noms et leurs fiches de décès sur le site « Bases généalogiques de la Manche ». On y retrouve la même proportion macabre : cinq sur onze (dont Louis Lafosse) sont morts dès 1914, soit près de la moitié…

Fleurissement.

La mention « Mort pour la France »

Cette mention est instituée par la loi du 2 juillet 1915. Il s’agit d’une récompense morale qui « honore le sacrifice des combattants morts en service commandé ». Elle confère aux victimes et à leurs familles des droits nouveaux, qui ne sont pas négligeables. En voici les principaux : pension de « veuve de guerre », titre de « pupille de la nation » pour les orphelins, transfert possible des corps aux frais de l’état, inscription sur le monument aux morts de la commune.

Ajoutons une précision importante : l’autorité militaire ne peut accorder la mention « mort pour la France » que si la preuve peut être apportée que la cause du décès est la conséquence directe d’un fait de guerre. Sur nos treize soldats, les familles de six d’entre eux reçoivent un avis officiel positif dans les mois qui suivent le décès (au minimum deux mois, au maximum dix). Cet avis officiel est un jugement rendu par le Tribunal de Saint-Lô et transmis ensuite au maire de la commune concernée. Par contre, pour les familles des cinq « disparus au combat » de 1914, les délais pour obtenir ce jugement seront beaucoup plus longs : entre six et sept ans ! Citons par exemple la fiche matricule de Louis Lafosse : « décès fixé au 22 août 1914 par jugement déclaratif de décès rendu le 3 juin 1921 ». Il est vrai que son corps n’ayant jamais été retrouvé, qu’aucun témoin ne s’était manifesté, l’enquête militaire a dû s’éterniser puis se perdre dans les dédales de l’administration.

Restent deux soldats dont il faut évoquer le cas : Jean Lerebourg et Victor Tanqueray. Le premier n’a pas eu droit au titre de « mort pour la France ». Mort de maladie dans un service auxiliaire très loin du front, cela ne relevait pas d’ « un fait de guerre ». Pourtant le maire de Saint-Thomas n’a pas appliqué la loi et a quand même fait inscrire son nom sur le monument aux morts. Monsieur Huet avait sans doute des raisons affectives de le faire. Nous ignorons si d’autres maires ont agi comme lui, et dans quelle proportion. Quant à Victor Tanqueray, dont la mort sur le front, le 28 septembre 1918, était avérée, son titre de « mort pour la France » n’a été accordé que le 4 novembre 1921, soit près de trois ans plus tard ! Rien dans sa fiche matricule ne permet de comprendre les raisons de ce délai. Et rien n’explique pourquoi, avec deux citations à l’ordre du régiment, Victor Tanqueray n’a pas été décoré de la médaille militaire…

Métiers et niveaux d’instruction

Les fiches matricules mentionnaient également le métier et le degré d’instruction des conscrits : que nous apprennent-elles sur nos treize soldats ?

Saint-Thomas-de-Saint-Lô étant un village essentiellement agricole, il n’est pas étonnant de retrouver sept hommes sur treize travaillant à la terre. Quatre étaient domestiques agricoles : Edmond Cordhomme et Pierre Nicolle, déjà cités en tant que tels, ainsi qu’ Aimé Letellier et Victor Lecrosnier. Ces salariés étaient indispensables au bon fonctionnement des exploitations. Par rapport aux journaliers, leur situation était d’ailleurs relativement privilégiée puisqu’ils étaient logés, nourris et surtout assurés du lendemain, car ils étaient recrutés pour un an minimum. Leur salaire était également plus élevé, avec la possibilité de diverses gratifications selon la tâche à accomplir. Quant à Albert Huet et aux frères Tanqueray, ils étaient cultivateurs et fils de cultivateurs.

Ajoutons qu’en 1914 le département de la Manche avait un taux de population agricole parmi les plus élevés de France, entre 50 et 65 % selon les cantons. Des études historiques récentes ont montré qu’à l’échelle de la France, les régions rurales ont eu un taux de pertes beaucoup plus élevé que les régions industrielles, relativement préservées. Qu’on en juge : 7.62 % de pertes pour le département de la Manche ! Concernant Saint-Thomas, on aboutit au chiffre de 4,88 %, avec une chute du nombre d’habitants entre 1914 et 1921 (de 266 à 250). En outre, pour un aussi petit village, la perte de tous ces jeunes hommes dans les fermes a dû être durement ressentie. Pensons en particulier aux Tanqueray et à la mort de leurs deux fils…

Les six hommes restants exerçaient tous une profession manuelle : charpentier (Louis Lafosse et Jules Lefranc), maçon (Émile Vérité et Gaston Frican), meunier (Eugène Lecoustey) et boulanger (Jean Lerebourg). Étant donné l’âge de ces derniers, il est probable que leur métier exact était plutôt « ouvrier meunier » et « ouvrier boulanger ». Quant à Louis Lafosse, nous ignorons en quoi sa qualification de charpentier l’avait amené à rejoindre un régiment d’artillerie. Ou peut-être avait-il manifesté une bonne connaissance des chevaux ?

La loi du 30 octobre 1886 a institué cinq degrés d’instruction, de 0 à 5. Ceux-ci sont repris sur les fiches matricules de tous les jeunes Français dès leur Conseil de révision.

  • degré zéro : ne sait ni lire ni écrire
  • degré un : sait lire
  • degré deux : sait lire et écrire
  • degré trois : certificat d’études primaires (ou niveau certificat)
  • degré quatre : brevet d’études primaires
  • degré cinq : baccalauréat et formation universitaire

Seuls les degrés 2 et 3 concernent les soldats de Saint-Thomas, dont sept pour le niveau trois. Nous ignorons qui avait obtenu parmi eux le Certificat d’Etudes, mais même s’ils n’en avaient tous que le niveau, cela dénote un bon niveau d’instruction pour l’époque. En effet, seuls 25 % à 30 % d’une classe d’âge obtenaient ce diplôme sanctionnant la fin des études primaires. D’ailleurs le seul parmi la liste à avoir été nommé caporal, Albert Huet avait été noté 3 : parmi les critères pour mériter cette promotion figurait aussi un bon niveau d’instruction. Notons par ailleurs qu’à l’exception de Louis Lafosse et Gaston Frican, tous ceux qui exerçaient une profession manuelle avaient été également notés 3. Edmond Cordhomme et Pierre Nicolle complètent la liste des 7.

La liste des treize.

Conclusion

Si on relit l’extrait du bulletin paroissial cité au début de cet article (« Les treize enfants de Saint-Thomas morts au champ d’honneur ») on s’aperçoit à présent que ces expressions consacrées sont loin d’être aussi claires qu’on le pensait. Incertitudes des premiers mois de guerre avec sa pagaille bureaucratique, retards divers : tout cela se traduit dans la liste des treize noms, ni alphabétique, ni chronologique, sept ans ayant été nécessaires pour qu’elle soit définitive !

Mais au-delà de la sècheresse administrative des archives militaires, au-delà des classifications désuètes qu’il a fallu décrypter, il faut reconnaître que ces archives apportent des informations émouvantes sur le parcours de chacun de ces hommes quand ils étaient sur le front. Tous de condition modeste, jeunes, voire très jeunes, ils ont été broyés par un « massacre industriel » sans précédent, dans un mélange inouï d’absurdité et d’abnégation. Bien sûr, leurs familles, leurs camarades rescapés ne viennent plus s’incliner ou se recueillir devant leur monument depuis très longtemps. Mais l’ouverture récente des archives peut permettre de leur redonner une individualité.

Pour que leur portrait soit complet, il manquerait une photo, mais l’administration militaire de l’époque n’avait pas les moyens de la joindre à leur dossier. Les fiches matricules disposaient cependant d’une case très détaillée intitulée « Signalement ». Nous n’en donnerons qu’un, celui dont le nom figure en premier sur la liste du monument et dont la mort reste la plus mystérieuse:Eugène Lecoustey. Ce signalement est peut-être le seul portrait qui subsiste de lui…

  • Cheveux : châtains
  • Sourcils : châtains
  • Yeux : bleus
  • Front : ordinaire
  • Nez : moyen
  • Bouche : petite
  • Menton : à fossette
  • Visage : ovale
  • Taille : 1 mètre 68

Sources