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Albert Le Nordez

De Wikimanche

Portrait d'Albert Le Nordez par Guillaume Fouace, 1889.

Albert Léon Marie Le Nordez, né à Montebourg le 19 avril 1844 et mort dans la même commune le 29 janvier 1922 [1], est une personnalité catholique de la Manche.

Biographie

Enfance et débuts dans le Cotentin

Fils d'un tailleur d'habits et d'une repasseuse de dentelles, il est l'élève des Frères des Écoles Chrétiennes de la Miséricorde à Montebourg avant de s'asseoir sur les bancs du collège de Valognes, puis du Grand séminaire de Coutances [2], où il devient le protégé et le confident de l'évêque de Coutances.

Ordonné prêtre le 6 juin 1868, Albert Le Nordez enseigne deux ans à l'abbaye de Montebourg tout en étant vicaire à Fresville (1868-1870), avant d'être nommé vicaire à Saint-Nicolas de Coutances (1870-1872). Avec Mgr Bravard, il fonde et dirige l'Institution Saint-Jean dans la ville épiscopale (1872-1875).

Il écrit dans la Revue catholique à partir de 1870 sous pseudonyme, et publie plusieurs brochures : Renan d'après lui-même (1872), La Liberté de l'enseignement supérieur devant l'Assemblée nationale (1875) et Discours sur l'éducation (1872-1875) [2].

Prédicateur parisien

En 1875, il reprend des études à l’École des Carmes de Paris avant d'être nommé deux ans plus tard chapelain de Sainte-Geneviève [3] jusqu'à la suppression de cette charge.

Homme ambitieux, orateur apprécié, il est en 1882 à l'origine de la fondation de l’Œuvre des conférences Sainte-Geneviève qu'il anime pendant presque quatorze ans. Par des cycles annuels de conférences pédagogiques, il entend rendre accessible à un public féminin qui en est souvent exclu (et qui est « la partie la plus rémunératrice du troupeau du Seigneur » glisse perfidement Albert Houtin) [4], un enseignement varié sur la littérature, les arts, les sciences physiques et naturelles, le droit familial, etc., le tout dans un esprit chrétien. En 1886, il fonde la revue Fénélon qui est l'organe de liaison entre les auteurs des conférences et le public féminin. Il est également sollicité comme prédicateur dans de nombreuses paroisses parisiennes, et notamment à Notre-Dame à partir de 1888 où ses sermons des vendredis de Carême destinés à un auditoire féminin ont un grand succès. Ces activités lui ouvrent les portes des salons littéraires et lui valent le surnom « d'apôtre des gentilles » [4]. Il montre également une compatibilité avec la République, rare parmi le clergé.

Il n'abandonne pas le Cotentin, en publiant La Légende de l'abbaye de Montebourg (1887), Les Propos normands sous le Chaume et par les chemins couverts, Tiphaigne de la Roche ou un moraliste normand (1890) [2].

Son portrait par ses contemporains

Carte postale éditée pour la cérémonie de confirmation.

Albert Houtin dresse son portrait physique : « Yeux vifs, regard impérieux, face sanguine encadrée dans une chevelure artistement soignée, cou de taureau, carrure épaisse, port décidé. Le brillant de ses causeries et l'intérêt de ses conversations faisaient oublier deux défauts de sa physionomie : un mauvais pli de bouche et la dureté générale du visage. C'était un mâle conquérant. Son uniforme faisait croire que ses conquêtes étaient pour Dieu » [4].

Piot est plus sévère : « Mgr Le Nordez nous apparaît comme un type assez complexe chez qui les influences héréditaires, ataviques sont en conflit perpétuel avec l'éducation. C'est un barbare et c'est le produit d'une civilisation raffinée et décadente. Sa stature trapue, sa carrure épaisse, son cou de taureau, sa face sanguine, large, aux forts maxillaires, son regard dur, impérieux, sont d'un homme du Nord, d'un guerrier, d'un dominateur, arrogant et brutal. Sa coiffure, ses façons soignées, ses boucles fines et onduleuses, son sourire instruit et composé, tantôt ironique, tantôt hautain, tantôt maniéré et galant, tantôt insultant, cruel, à la fois d'un Méphistophélès narguant sa victime et d'un tigre qui va mordre, décèlent un homme complexe, très affiné par les fréquentations et le séjour dans les villes, mais à peine maître d'une nature fruste et impulsive. Il incarne à merveille le guerrier du Nord, « la brute blonde », l'aventurier et le pirate des invasions domptés au moyen âge par le latin pacifique, le clerc subtil et insinuant. C'est un batailleur proclamant âprement le droit de la force, tempéré par un homme d'Église souple et retors, par un dialecticien usant à propos de toutes les ressources d'une rhétorique captieuse, enfin par un homme d'affaires pratique, utilitaire, intéressé, ayant du sang commerçant dans les veines. Le trait caractéristique, la marque distinctive de cet homme est un égoïsme énorme, un sentiment du « moi » développé d'une façon anormale ; on ne croit pas trop s'avancer en faisant de son orgueil un orgueil absolu, encombrant, haïssable au suprême degré, la passion directrice, inspiratrice à peu près exclusive de sa conduite et de ses actes. Cet homme est plein de lui-même à s'en faire éclater. Il est Lucifer en personne avec la logique en moins et la dissimulation en plus. Il ne se mesure qu'aux personnages les plus grands de l'histoire. Il se compare à Bossuet, il ambitionne sans rire la gloire de Napoléon, et s'il se fait l'apôtre de Jeanne d'Arc, c'est pour participer en quelque sorte à l'hyperdulie dont la France entoure la plus pure et la plus extraordinaire de ses gloires » [2].

Promoteur du mythe de Jeanne d'Arc

Dès 1888 également, il s'intéresse à la cause de Jeanne d'Arc, conjugaison, à son sens, de la sainteté et du patriotisme dans une fin du XIXe où elle devient l'enjeu d'affrontements politiques. Il publie cette année-là Les Septante paroles de Jeanne d'Arc, puis Jeanne d'Arc et les Vertus cardinales (1889) et Vie de Jeanne d'Arc d'après l'Image, très inspiré de l'ouvrage de Joseph Fabre [2].

Nommé chanoine honoraire de Beauvais (Oise) en 1891, il crée vers 1893 l'œuvre populaire de Jeanne d'Arc. Il s'allie à Mgr Jean-Pierre Pagis, évêque de Verdun (Meuse), qui souhaite élever un grand sanctuaire à Vaucouleurs en l'honneur de la sainte de Domrémy. Le Nordez prend le 6 janvier 1895 la direction générale de l’œuvre nationale de Jeanne d'Arc à Vaucouleurs et demande, pour asseoir son autorité et son crédit, des titres : Pagis le nomme à ses côtés comme chanoine titulaire et vicaire général honoraire de Verdun, il reçoit le titre de protonotaire apostolique en 1895, puis est nommé évêque auxiliaire de Verdun en 1896 avec le titre d'évêque d'Arca, ville imaginaire en hommage à la Pucelle [4]. Il est sacré dans l'église de Montebourg le 9 août 1896 par un évêque in partibus venu de Paris. L'évêque de Coutances lui refuse la cathédrale et l'apparat habituel du sacre, décourageant même ses prêtres à être présents à la cérémonie [2].

Il dirige l’œuvre nationale de Vaucouleurs depuis Paris, au 23 quai Voltaire, trouvant de nombreuses ressources chez le public féminin qui aime ses prédications. La première pierre est posée le 24 septembre 1893. Neuf ans plus tard, Le Nordez et l'homme d'affaires Paul Dupray de la Mahérie sont jugés devant le tribunal de Mauriac pour non-paiement des travaux effectués par l'entrepreneur Morin. Il est condamné le 4 juin 1902 à 4500 fr tandis que Dupray, absent, plusieurs dizaines de milliers de francs [2].

Il offre une statue équestre de la Pucelle à la ville de Montebourg. Inaugurée le 15 octobre 1899 devant sa maison natale, sur la place baptisée à l'occasion du nom de la sainte, l'œuvre grandeur nature de 1,7 tonne d'alliage mesure 5,60 mètres de haut avec son piédestal en pierre de Dijon.

Évêque républicain de Dijon

Première page de la Semaine religieuse, 18 février 1899.

Depuis 1892, il tente de devenir évêque et s'appuie pour se faire sur les recommandations auprès de la Direction des cultes du républicain libéral Paul Casimir-Périer, du député de la Manche Ernest Briens, du sénateur Émile Lenoël, d'autres parlementaires comme l'Audois Adolphe Turrel, le radical Jules Roche, le corse Emmanuel Arène, et les évêques Mgr Placé, archevêque de Rennes (Ille-et-Vilaine), Mgr Pagis de Verdun, et Mgr Colomb d’Évreux. Il compte aussi parmi ses relations Waldeck-Rousseau et Raymond Poincaré [5]. La charge d'évêque auxiliaire de Verdun, acquise en 1896, ne lui suffit pas, et après que son nom ait été suggéré pour l'épiscopat à Nice, il est nommé évêque de Dijon (Côte-d'Or) le 8 juillet 1898 [6].

Les articles des journaux catholiques sont élogieux sur cette nomination [2]. Il prend possession de son siège le 9 février 1899, fait son entrée dans la ville le 15, passe la nuit chez les missionnaires de Saint-Bernard à Fontaines-les-Dijon avant son intronisation à Saint-Bénigne le 16 [2]. Il appelle près de lui comme secrétaire le chanoine Albert Yon, originaire d'Hauteville-sur-Mer.

Il crée dans le palais de l'évêché un musée consacré à l'homme d’Église bourguignon Bossuet. En mars 1900, il relance l'idée d'édifier un monument en l'honneur de cette célébrité dijonnaise. La souscription atteint 44000 francs à l'été 1901 mais l'évêque refuse de verser l'année suivante la somme au comité chargé de l'érection. L'inauguration du monument, ayant couté 61 000 francs, est annoncée pour le 21 septembre 1904, dans la cathédrale et non sur la place publique comme précédemment prévu. Dissimulé derrière des échafaudages jusqu'en 1909, car représentant le prélat debout contrairement aux règles canoniques, elle est finalement disposée en 1922 au chevet de l'église Saint-Jean, comme décidé par le comité de 1902 [7].

Il se met rapidement à dos une partie du clergé dijonnais en imposant son autorité et ses idées, et par sa gestion financière du diocèse[2]. Il prend position en faveur du gallicanisme et de la République, déclarant que « la France et la religion sont faites pour s'entendre, et non pour se haïr », refuse de publier la lettre du pape Léon XIII du 23 décembre 1900 contre le projet de loi sur les congrégations religieuses, ce qui nourrit des rumeurs d'un futur schisme [7]. Il est accusé d'être franc-maçon par un photomontage dû au journaliste fresvillais de la Libre Parole, André de Boisandré, d'avoir un fils, René Lorimier qu'il a ordonné prêtre, et d'avoir détourné l'argent de la souscription pour le monument de Bossuet à Dijon [4]. Ces tensions provoquent plusieurs actes de résistance du clergé contre son évêque, dont le curé de la cathédrale est le fer de lance, et des incidents dans les rues de Dijon [7].

La violente polémique orchestrée par des journaux catholiques et nationalistes provoque sa convocation au Vatican en juillet 1904 par Pie X sans l'accord du ministre des Cultes français, en violation du Concordat. Mgr Le Nordez refuse tout d'abord, puis s'exécute lorsque la convocation est réitérée, malgré l'interdiction du gouvernement. Il y donne la démission de son ministère le 4 septembre 1904, pour éviter un procès par le tribunal de l'Inquisition et la privation de sa pension annuelle[4]. Après sa démission, Albert Le Nordez, toujours considéré comme évêque par le gouvernement, révoque, avec l'assentiment de Combes au dernier jour de son ministère, les vicaires chargés par le Vatican de gérer le diocèse dans l'attente d'une nouvelle nomination. Le Nordez déclare malgré tout sa soumission au Pape et réitère sa démission au gouvernement [7].

Cette « affaire Le Nordez » entraîne la suspension des relations diplomatiques de la France avec le Vatican et précipite la Séparation de l'Église et de l'État que la Chambre des députés vote le 3 juillet 1905. Sa démission n'étant pas reconnue par le gouvernement jusqu'à cette date, son successeur n'est nommé qu'en 1906. Il écrira ultérieurement « C'est donc moi qui n'ai travaillé qu'à unir le Temple et la Patrie qui suis l'occasion de leur rupture. C'est étrange. » En réalité, l'évêque de Dijon a été une victime de l'épreuve de force que semblait rechercher le gouvernement radical Combes et que Pie X et son entourage n'ont pas cherché à esquiver [8].

Le Nordez se retire à Huberville, puis dans sa ville natale. Pour faire taire ses critiques trop vives et amères, le Vatican le prive plusieurs années de sa pension de 6 000 F ou 8 000 F, et ne lui accorde un nouveau titre épiscopal que trois semaines avant sa mort [4].

Il meurt le 29 janvier 1922 à Montebourg, âgé de 77 ans [9].

Ses obsèques ont lieu à Montebourg, en l'église Saint-Jacques, le 6 février 1922, présidées par Mgr Joseph Guérard, en présence d'une « assistance nombreuse » [10]. Il est enterré près des tombes de ses parents [10].

Hommage

Une rue de Montebourg porte son nom.

Sources

  • « Découvrez une nouvelle œuvre au musée », La Manche libre, cahier Cherbourg, 28 juin 2008, p. 11
  • Charles Marques, « L'« affaire Le Nordez » précipitait la séparation de l'Église et de l'État] », Le Bien public, 1er février 2004
  • « L'inauguration de la statue de Jeanne d'Arc en 1899 », La Presse de la Manche, 25 août 2006, p. 17

Bibliographie

Livres
  • Robert Piot, Les Dessous de l'affaire Le Nordez : histoire documentaire du diocèse de Dijon, 1898-1905, Paris-Dijon, 1905.
  • Pierre Leberruyer, Mgr Le Nordez dans un roman et devant l'histoire, éd. Arnaud-Bellée, 1973.
  • Joseph Toussaint, Monseigneur Le Nordez et la rupture des relations entre la France et l'Eglise, éd. OCEP, Coutances, 1976.
Articles
  • Joseph Toussaint, « Le sacre de Mgr Le Nordez à Montebourg, le 9 août 1896 », Cahiers Léopold Delisle, t. 20, 2ème sem. 1971.
  • Joseph Toussaint, « Le Normand Mgr Le Nordez », Etudes Normandes, fasc. 266, 1973.
  • Joseph Toussaint, « L'abbé Le Nordez, conférencier (1875-1896) », Revue du département de la Manche, n° 58, 1973.
  • Joseph Toussaint, « Comment Mgr Le Nordez remit au Pape sa démission », Revue du département de la Manche, n° 87, 1980.
  • Pierre Leberruyer, « Un incident bourguignon à l'origine de la séparation de l'Église et de l'État : L'Affaire Le Nordez », Revue du département de la Manche, n° 181, 2004.
  • Laurent Robelin, « L'Affaire Le Nordez », Institut NITEO, 2005.

Notes et références

  1. « Acte de naissance n° 48 », Archives de la Manche, archives communales de Montebourg, registre de l'état-civil des NMD (1843-1847), 3E 341/15, page 97/370.
  2. 2,0 2,1 2,2 2,3 2,4 2,5 2,6 2,7 2,8 et 2,9 Robert Piot, Les dessous de l'affaire Le Nordez : histoire documentaire du diocèse de Dijon, 1898-1905, 1905.
  3. L'église Sainte-Geneviève ne sera totalement sécularisée pour devenir définitivement le Panthéon qu'en 1885, à l'occasion de l'enterrement de Victor Hugo.
  4. 4,0 4,1 4,2 4,3 4,4 4,5 et 4,6 Albert Houtin, Un vie de prêtre, mon expérience, 1867-1912, 1926.
  5. Pierre Chevallier, « Une candidature épiscopale sous la IIIe République : l'abbé Le Nordez, futur évêque d'Arca puis de Dijon (1896-1898) », Procès-verbaux des séances de la Société académique d'agriculture, des sciences, arts et belles-lettres du département de l'Aube, Société académique de l'Aube, 1972.
  6. Du fait du Concordat de 1801, c'est le pouvoir civil qui nommait les évêques jusqu'en 1905.
  7. 7,0 7,1 7,2 et 7,3 Annales de Bourgogne, 1945 (lire en ligne).
  8. L'affaire Le Nordez venait après celle ayant concerné Mgr Pierre Geay, évêque de Laval, qui avait marqué un premier degré dans les hostilités entre la France et le Vatican.
  9. « Mort de Mgr Le Nordez », Cherbourg-Éclair, 31 janvier 1922.
  10. 10,0 et 10,1 « Obsèques de Mgr Le Nordez », Cherbourg-Éclair, 7 février 1922.

Articles connexes